CASANOVA, un mauvais sujet ?

Discours de réception de Jean-Yves Bry





« Mes amis, quelle joie et quel honneur de vous rencontrer ici !
vous me regardez tous d’un œil soupçonneux et j’en devine aisément la raison ».

Monsieur le Président,
Messieurs les Présidents Honoraires,
Mesdames, Messieurs de l’Académie du Var,
Mesdames, Messieurs,
           Ces quelques mots ont été prononcés ici-même au cours de l’intermède ironico-sérieux écrit par Philippe Granarolo pour la Table Ronde du 22 novembre 2006 sur le Don Quichotte de Cervantès. Ils expriment parfaitement ce que je ressens au moment de commencer ce discours de réception.
           La joie et l’honneur ont été régulièrement cités par tous mes prédécesseurs, tant il est vrai qu’accéder au rang de membre actif résidant d’une si ancienne et si fameuse Compagnie procure l’une et l’autre.
          Mais quand je compare mon cursus personnel à celui des quarante-neuf autres, je comprends qu’un œil soupçonneux puisse se poser sur ma rapide ascension à cet Olympe Varois. Je ne sais comment le Docteur Pierre Lapras fera tout à l’heure pour tenter de vous convaincre qu’il n’y a là rien d’anormal, mais je le remercie vivement d’avoir pris le risque de parrainer ma candidature et de m’avoir encouragé à prendre place dans une société qui, pour reprendre les termes d’Yves Stalloni, n’est pas « le refuge de retraités oisifs » qui s’y rendraient « pour échapper aux tracas domestiques ».
          Mes remerciements vont aussi au Docteur Marmottans, Président Honoraire si connu de vous tous qu’il serait vain d’insister sur la moindre de ses qualités, et qui a accepté d’être mon second parrain.
         Mon prédécesseur aux fonctions de Trésorier de l’Académie, le Contrôleur Général Yves Artru, a tout spécialement droit à ma reconnaissance. Il a su me transmettre ses connaissances avec sa gentillesse légendaire, et n’hésite jamais à m’apporter son concours efficace dès que le besoin s’en fait sentir.
         Ce n’est pas sans émotion que je pense ce soir à mes parents, et à la fierté qui aurait été la leur s’ils avaient pu être des nôtres aujourd’hui. J’espère ne pas trop émouvoir mon épouse en la remerciant elle aussi pour ses encouragements constants.
          L’Académie du Var est quelquefois brocardée sur un prétendu manque de diversité d’origine de ses membres. C’est mal la connaître, puisque mon prédécesseur à ce fauteuil n° 33 et moi-même venons d’horizons bien différents, n’étant tous deux ni médecins, ni militaires.
          Philippe Meyer a occupé ce fauteuil de 1988 à 2006, et nous avons tous en mémoire l’hommage qui lui a été rendu le 14 mars 2007 à Ollioules, par Monsieur Jean Perreau, notre Conservateur des Beaux Arts.
          N’ayant pas connu personnellement Philippe Meyer, il me serait difficile d’en faire à mon tour le portrait ou l’éloge. Mais un artiste laisse une œuvre qui ne s’oublie pas, et quelques images seront plus éloquentes que mes propos.
          Je tiens cependant à rappeler sa naissance en 1934 dans l’Eure, ses études à l’Ecole des Beaux Arts de Rouen, puis à l’Ecole Supérieure des Beaux Arts à Paris. Paris où il rencontrera de nombreux artistes de renom : Paul Belmondo, Fernand Léger, Max Ernst… Puis son arrivée dans le Var après son service militaire et sa nomination en 1962 au poste de professeur d’art mural à l’Ecole des Beaux Arts de Toulon, où il enseigna 40 ans. Ce parcours du nord de la Loire vers des rivages Toulonnais que l’on ne quitte plus me paraît d’autant plus sympathique qu’il me rappelle le mien.
          Parmi toutes les oeuvres de Philippe Meyer j’en citerai trois qui me sont familières :
         • Un vitrail de l’Eglise Saint-Flavien au Mourillon, parce qu’il est mon voisin;
         • Les ancres d’or d’argent et de bronze du Festival du Film Maritime et d’Exploration,
            fondé par le Docteur Baixe, manifestation que je suis régulièrement ;
         • Et la médaille qu’il avait créée pour le bicentenaire de l’Académie du Var,
          qui selon les mots de Jean Perreau : « perpétue son souvenir parmi nous et répond certainement
          aux souhaits de son auteur, un artiste à la fois libre et rigoureux, dans tous les formats,
          qu’ils soient petits ou monumentaux. »
          Quelques âmes délicates s’étonneront que l’on puisse parler de Casanova dans un discours de réception à l’Académie du Var. Le Petit Larousse ne définit-il pas CASANOVA de Seingalt (Giovanni, Giacomo) comme « aventurier né à Venise (1725-1798) célèbre par ses exploits romanesques (notamment son évasion des Plombs de Venise) et galants, qu’il a contés dans ses Mémoires ». En somme un personnage qui n’a pas grand chose à voir avec ceux qui vous sont habituellement présentés ici. Une justification pourrait se trouver dans les derniers mots de l’objet statutaire de notre Académie : « surtout l’étude des questions pouvant intéresser la région dont le Var fait partie », parce que Casanova a plusieurs fois parcouru notre région, nous donnant quelques indications sur les mœurs, les moyens de transport et même l’art culinaire. Il y a surtout le fait que l’une des trois femmes qui ont le plus compté dans sa vie, et qu’il désigne sous le nom d’Henriette, a pu être identifiée comme étant Marie-Anne d’Albertas, dont le manoir se trouve près de Bouc-Bel-Air.
          Casanova a fait un premier séjour à Marseille en septembre 1760, se logeant à l’Auberge des Treize Cantons, hôtellerie suisse réputée la meilleure de la ville, au Cours Belzunce. Il y est revenu en 1763 pour célébrer le culte de la régénération de la Marquise d’Urfé, sur lequel nous reviendrons. Voici une description de la ville :
« Allant au hasard, je me suis trouvé sur un quai fort large et très long, où j’ai cru d’être à Venise. Je vois des boutiques, où on vendait en détail des vins du Levant et d’Espagne, et où plusieurs qui les préféraient au café et au chocolat, déjeunaient. Je vois l’empressement de ceux qui allaient et venaient, qui se heurtaient et qui ne perdaient pas leur temps à se demander pardon…. Il me semble de voir partout la liberté de mon pays natal dans le mélange que j’observe de toutes les nations, et dans la différence du costume. C’étaient pêle-mêle des Grecs, des Turcs, des Africains, des corsaires qui au moins en avaient la mine, des Juifs, des moines et des charlatans, et de temps en temps je vois des Anglais qui ne disaient rien, ou qui parlaient bas entre eux sans trop regarder personne. »
          Casanova apprécie la cuisine locale : en arrivant à l’auberge il demande à manger « toujours en maigre ; je savais que les poissons qu’on mangeait dans cette ville étaient plus délicats que ceux de l’Océan et de la Mer Adriatique ». Cependant il formule quelques réserves : « La chère qu’on fait à Marseille est exquise, excepté la volaille qui ne vaut rien ; mais on s’en passe ; nous pardonnâmes à l’ail qu’on met dans tous les plats pour les rendre ragoûtants. »
          Enfin ce connaisseur affirme qu’ « il n’y a pas de ville en France où le libertinage des filles soit poussé plus loin qu’à Marseille. Non, seulement elles se piquent de ne rien refuser ; mais elles sont les premières à offrir à l’homme ce que l’homme n’ose pas toujours demander. »
          Quittant Marseille début octobre 1760 Casanova ordonne « aux postillons de prendre la route de Toulon que j’avais envie de voir avant d’aller en Italie. Nous y arrivâmes en cinq heures. » Il est en compagnie d’une jeune Rosalie qu’il va conduire à Gênes pour lui faire épouser le fils d’un riche marchand, tout en continuant à profiter de ses faveurs chemin faisant.
« Le lendemain nous allâmes voir le port, et ce fut le commandant même qui se trouvant là par hasard nous fit l’honneur de nous montrer tout… Dans l’après-dîner il nous mena voir l’arsenal. »
          Casanova reprend la route pour Antibes où il loue une felouque pour le conduire à Gênes. Un gros vent se lève, Rosalie a peur, et Casanova fait entrer la felouque à force de rames dans le port de Villefranche « et pour avoir un bon gîte, j’ai pris une voiture et je suis allé à Nice, où le mauvais temps m’a obligé de rester trois jours ». Casanova ne s’est pas plu dans cette ville où, dit-il, « les cousins dévorent les étrangers de préférence aux habitants ».
          En 1763 Casanova, accompagné cette fois de deux demoiselles, reprend à Gênes une felouque assez grande, avec douze rameurs et « armée de pierriers et de vingt-quatre fusils pour que nous puissions dans le cas nous défendre d’un corsaire. »
          A la fin de cette introduction j’espère vous avoir convaincu que Casanova était un sujet de conférence acceptable par votre compagnie, et qu’il est maintenant loisible d’examiner la question formulée dans le titre : Casanova était-il un mauvais sujet, au sens commun du terme ? Il ne sera pas possible d’analyser toutes les actions et toutes les facettes de ce vénitien, même en s’en tenant au seul contenu des Mémoires (3 000 pages, des centaines de noms de lieux et de personnes). Il y faudrait plusieurs jours. Nous devrons nous contenter de l’esquisse de ce qui pourrait être le procès de Giacomo Casanova, la parole étant donnée d’abord à l’accusation, puis à la défense. S’agissant d’une fiction je tiendrai les deux rôles, mais le jugement n’appartiendra qu’à vous public !

Monsieur le Procureur, vous avez la parole.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
          Je dois vous éclairer sur la personnalité du prévenu, vous rappeler son passé judiciaire, établir les faits qui lui sont reprochés et en conséquence requérir l’application d’une peine appropriée, réponse de la société au comportement dangereux de cet individu.

Etude de personnalité

Enfance
          Giacomo Casanova est né à Venise le 2 avril 1725, de Gaetano Casanova, acteur, et de Zanetta Farussi, fille de cordonnier qui deviendra actrice. Dans l’histoire de sa vie Casanova donne une généalogie paternelle aussi précise que suspecte. Selon le grand spécialiste américain Rives Childs « il y a de fortes raisons de croire qu’il ne peut être le fils de Gaetan mais celui d’un patricien de Venise, Michel Grimani, dont le frère, l’abbé Alvise Grimani deviendra le tuteur de Jacques ».
          L’un des premiers souvenirs dont se vante le prévenu est la manière dont il vole un gros cristal à son père et réussit à faire punir son jeune frère François à sa place. Nommé décurion dans l’école du Docteur Gozzi, il doit examiner les leçons de ses trente camarades. Il a si faim qu’il les rançonne tous, en argent ou en nourriture. Convaincu d’extorsion il est démis de sa charge.

Etudes
          Casanova a fait quatre années d’études à l’Université de Padoue et obtenu à 17 ans un doctorat en droit civil et en droit canon. Il aurait préféré étudier la médecine, ce qui peut se comprendre, mais pour une raison édifiante :
« Ma vocation était celle d’étudier la médecine pour en exercer le métier pour lequel je me sentais un grand penchant, mais on ne m’écouta pas ; on voulu que je m’appliquasse à l’étude des lois pour lesquelles je me sentais une aversion invincible. On prétendait que je ne pouvais faire ma fortune que devenant avocat, et ce qui est pire, avocat ecclésiastique, parce qu’on trouvait que j’avais le don de la parole. Si on y avait bien pensé on m’aurait contenté en me laissant devenir médecin, où le charlatanisme fait encore plus d’effet que dans le métier d’avocat. »

Activités professionnelles ou lucratives

          Il a travaillé dans des cabinets d’avocats à Venise, y reprenant des fonctions de clerc chaque fois qu’il était sans autre ressource.
          Ayant reçu les quatre ordres mineurs le 22 janvier 1741 il rate un panégyrique de Saint-Joseph ayant trop bu au déjeuner. Il ne renonce pas à la carrière ecclésiastique. A Rome en 1743 il loge chez le Cardinal Acquaviva, rencontre le pape Benoît XIV, à qui il demande la dispense de manger maigre, et fréquente la bonne société. S’étant mêlé imprudemment à l’histoire d’amour de la fille de son professeur de français il se fait chasser de Rome.
« Réfléchissant qu’il n’y avait plus d’apparence que je puisse faire fortune en qualité et en état d’ecclésiastique, j’ai formé le projet de m’habiller en militaire dans un uniforme de caprice, étant sûr de ne pouvoir être forcé à rendre compte de mes affaires à personne. » C’est ainsi qu’en 1745 il embarque sur un navire de la République de Venise, qui le conduira à Corfou et Constantinople. Il sert comme enseigne, mais ne peut obtenir le poste de lieutenant qui lui avait été promis. Vexé il démissionne de l’armée.
          Se faisant joueur de violon, il « devient un franc vaurien » et participe aux méfaits nocturnes d’une bande de musiciens.
          Plus tard à Paris il saura s’associer à la création de la loterie de l’Ecole Militaire en 1758, et se faire confier des missions financières par le gouvernement, grâce à la protection de Choiseul.
A Paris encore, il fonde une manufacture de soie peinte, mais « ce qui me plut beaucoup, et qui devait plutôt me faire trembler, fut le spectacle de vingt filles toutes âgées de dix-huit à vingt-cinq ans. » Il confond atelier et sérail et se ruine pour obtenir les faveurs de toutes ses employées.
          Il a été souvent entrepreneur de spectacles.
          Il a toujours essayé d’obtenir un emploi des Grands d’Europe qu’il a approchés. Frédéric II de Prusse lui propose en 1764 un emploi de gouverneur dans un corps de cadets poméraniens, mais qu’il refuse. Sans compétence dans ce domaine, il obtiendra du Duc de Courlande une mission d’inspection de mines. La Grande Catherine, tsarine de Russie discute avec lui de la réforme du calendrier russe sans lui confier de mission.
          Casanova se défend d’avoir été un joueur professionnel, traduisez d’avoir gagné sa vie en trichant aux cartes. « Rien n’a jamais démontré dans toute ma vie aux joueurs d’avantage que j’étais de leur clique, et malgré cela ils voulurent toujours me croire grec. » Raison sans doute de ses nombreuses associations dans ces entreprises de « correction de la fortune ».
          Lors de son retour à Venise en 1774 et jusqu’à son nouvel exil de 1783 il sera appointé par les Inquisiteurs, en qualité de « confidente » régulier, fin de carrière peu reluisante pour un homme épris de liberté.
          Après un bref emploi de secrétaire de l’ambassadeur Foscarini à Vienne en 1784-1785, il terminera sa vie comme bibliothécaire du comte Waldstein, à Dux, où il décédera le 4 juin 1798.

L’homme
          Casanova a écrit plusieurs autoportraits qui sont de nature à nous aider à le cerner. Celui-ci le représente à l’âge de 21 ans :
« Assez riche, pourvu par la nature d’un extérieur imposant, joueur déterminé, panier percé, grand parleur toujours tranchant, point modeste, intrépide, courant les jolies femmes, supplantant les rivaux, ne connaissant pour bonne que la compagnie qui m’amusait, je ne pouvais être que haï ».
          Le jeu occupe dans les mémoires autant de place sinon plus que les aventures amoureuses.
« Ce qui me forçait à jouer était un sentiment d’avarice ; j’aimais la dépense, et je la regrettais quand ce n’était pas le jeu qui m’avait fourni l’argent pour la faire. »
          Sincère dans l’instant, notamment quand il promet le mariage à une belle qui a déjà succombé à son charme.
         Grand mangeur et fort buveur, victime d’une indigestion, à Schönbrunn, il était « au bord du tombeau ». Un médecin, veut faire saigner le malade. A demi-mort, mais réalisant ce qu’on va lui faire, Casanova tire un coup de pistolet contre le médecin, qui part en courant avec toute l’assistance.
          Orgueilleux, susceptible, rancunier : « soit vice ou vertu, la vengeance ne s’éteint dans mon cœur que lorsqu’elle est satisfaite. »
          Menteur affirmé : « la fourberie est vice ; mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. C’est une vertu . Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot. »
          Raciste, un peu : « les nègres sont d’une autre espèce, ce n’est pas douteux. Ce qu’ils ont de particulier est que la femme, si elle est instruite, elle est maîtresse de ne pas concevoir, et même de concevoir à son gré mâle ou femelle. »
          Antisémite : quand un Juif demande une place dans sa calèche Casanova dit au voiturier qu’il ne veut personne et encore moins un juif. Ayant finalement accepté le compagnon de voyage, il lui déclare qu’il n’aime pas les juifs « parce que…vous êtes par devoir de religion nos ennemis. »
          Jamais marié, mais souvent père : « je riais en moi-même parce que je retrouvais de mes fils par toute l’Europe ». On a dénombré six fils naturels, et trois filles dont nous verrons comment il les aimait.
          Homosexuel à l’occasion, mais ce n’est pas sa vocation première, « car dans ma nature le manège de la manchette n’aurait jamais su être que la suite d’une ivresse excitée par une grande amitié.»
          Sans remords : en avril 1760 Casanova est, brièvement, tenté de se faire moine à l’abbaye d’Einsiedeln en Suisse. Il se confesse à l’abbé. « En moins de trois heures je lui ai conté une quantité d’histoires scandaleuses, mais sans grâce, puisque j’avais besoin d’employer le style d’un repenti, quoique lorsque je récapitulais mes espiègleries je ne me trouvasse pas en état de les réprouver. Malgré cela il ne douta pas au moins de mon attrition ; il me dit que la contrition viendra quand par une conduite régulière j’aurais regagné la grâce. »
          Casanova s’est toujours insurgé contre ceux qui voulaient le considérer comme athée, et n’était pas progressiste en matière politique : « Un peuple sans superstition serait philosophe, et les philosophes ne veulent jamais obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’écrasé, foulé, et tenu à la chaîne. »
          Quant à l’estime qu’il pouvait avoir des femmes : « Dans une femme la science est déplacée ; elle fait du tort à l’essentiel de son sexe,et, encore, ne va-t-elle jamais au-delà des bornes connues. Nulle découverte scientifique faite par des femmes. »

Le « casier judiciaire » de Casanova

          Quinze fois au moins Casanova a fait l’objet de décisions d’expulsion, ou a dû quitter précipitamment une ville ou un état. Cela va de son expulsion du séminaire de Murano à l’âge de 18 ans, pour une supposée relation homosexuelle jusqu’à celle de Venise à 58 ans parce qu’il n’a rien trouvé de mieux à faire qu’écrire un pamphlet contre les notables de sa ville natale.
          Impliqué dans des affaires de fausses lettres de change il doit ainsi quitter Paris en 1759, Florence en 1760, Londres en 1764, et cette fois il ne risque rien moins que la pendaison. On ne plaisantait pas à l’époque avec ce genre d’infraction, la sécurité des transactions financières étant indispensable à l’essor du commerce.
          Un duel l’oblige à quitter Paris en 1761 et la Pologne en 1766. Une lettre de cachet le chasse de Paris et de la France en octobre 1767 parce qu’il a menacé un neveu de Madame d’Urfé de lui apprendre la politesse « à coup de pieds au cul ».
          Mauvaises mœurs, complicité avec des joueurs fripons, dépeçage d’un cadavre pour effrayer un Grec qui en devient fou, sont d’autres motifs de départ de Turin, Florence ou Venise. Le Bargello de Modène le chasse en février 1761, précisant « qu’un de ses devoirs étant celui de tenir la ville à l’abri des mauvais sujets il s’était empressé de (lui) intimer le départ ».
          Casanova a connu aussi des mesures privatives de liberté, à plusieurs reprises, dès 18 ans, pour des motifs plus ou moins graves : perte de son passeport à Pesaro en 1744, désobéissance à un ordre à Corfou en 1745, dette de jeu à Stuttgart en 1760, dénonciation calomnieuse par son valet à Madrid en 1767, relation amoureuse avec la maîtresse du chef de la police à Barcelone en 1768.
          Plus sérieux fut l’emprisonnement sous les Plombs de Venise du 26 juillet 1755 jusqu’à l’évasion dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1756. C’est le cumul des faits qui ont été dénoncés au Tribunal des Inquisiteurs qui a abouti à cette décision : détention de livres interdits, plainte de la mère d’une fille séduite, fréquentation de représentants de pays étrangers tout en résidant chez un sénateur, fortes pertes d’argent au jeu, etc… .

          Les atteintes aux biens

          La liste complète serait trop longue, mais la sélection qui va suivre montre l’état d’esprit dans lequel elles ont été commises, de la plus banale à la plus grave.

Rognage de monnaie :
          A Gênes en 1763 Casanova gagne une forte somme d’argent contre des joueurs de métier. On lui donne des pièces d’or, mais qui ne font pas le poids. Elles ont été rognées et une loi récente prévoyait de lourdes peines pour réprimer ce trafic. Pour échapper à une accusation de complicité ou de recel notre vénitien fait fondre les pièces chez un orfèvre.

Dettes impayées
          Casanova avoue au moins à sept reprises des emprunts non remboursés, des lettres de changes impayées, ou escomptées bien qu’elles fussent fausses, le tout sans scrupules :
Corfou 1745 : « outre cela j’ai fait des dettes que je n’ai jamais pensé à payer, non par mauvaise volonté, mais par insouciance »
Venise 1754 : « un des plus grands plaisirs que le dissipateur puisse se procurer est celui de payer certaines dettes », ce qui veut bien dire qu’il ne les paye pas toutes !

Escroqueries diverses


Promesses de mariage non tenues : trois exemples
1744. Thérèse Imer, qui a voyagé déguisée en castrat sous le nom de Bellino s’entend dire à Rimini, après une nuit de plaisir : « Après-demain, pas plus tard, je t’épouserai à Bologne ». Mais « la réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né donna à la balance une si forte secousse que ma raison imposa silence à mon cœur »
1747. Christine, à Venise, vient de succomber et s’entend promettre le mariage dans « un mois à peu près », parce qu’il faut obtenir une dispense pour se marier en temps de carême. Mais « pas plus tard que le lendemain je me suis décidé à faire le bonheur de Christine sans l’épouser….Après la jouissance, la balance s’était tellement penchée de mon côté que mon amour-propre se trouva supérieur à celui qu’elle m’avait inspiré par ses charmes ».
1757, à Paris, une demoiselle demeurée anonyme s’entend dire : « Vous serez ma femme…et je bénirai jusqu’à mon dernier soupir l’heureuse audace avec laquelle j’ai surpris votre innocence ». Casanova s’emballe : « je lui ai baisé la main à reprises, et avec une telle ivresse de sentiment que je n’aurais pas différé un seul quart d’heure à l’épouser, s’il y avait eu là un notaire et un prêtre autorisé à nous donner la bénédiction nuptiale ». Mais la fille d’une comédienne détournera notre libertin de ce projet.

Duperie du sénateur Bragadin
          Joueur de violon, Casanova intervient pour soigner à sa façon le sénateur Matteo Bragadin, qui est victime sous ses yeux d’un A.V.C.. Il reste au chevet du malade, chasse les médecins, et gagne la confiance du sénateur et de deux de ses amis en faisant des questions chiffrées à un oracle, qui répond de même, Casanova décryptant les messages de façon que chacun y trouve la réponse qu’il attend.
          Bragadin, qui vit seul et sans parents proches, adopte en quelque sorte Casanova qu’il protègera jusqu’à sa mort, payant ses dettes de jeu et lui faisant même une rente. Il mettra en garde son protégé au moment de son affaire avec l’Inquisition, sans succès, et l’aidera ensuite à revenir à Venise.
          La mort de Bragadin le 14 octobre 1767 fait dire à Casanova : « c’était la nouvelle de la mort d’un homme qui depuis vingt-deux ans me tenait lieu de père, vivant lui-même avec la plus grande économie et s’endettant pour me soutenir ». On chercherait en vain le moindre remord d’avoir ainsi pillé le sénateur et ses amis : « je sais que je les ai trompés, et que par conséquent je n’ai pas agi avec eux en honnête homme dans toute la signification du terme. »

Capitani et la gaine du couteau de Saint-Pierre
          En 1749 Casanova tombe à Mantoue sur le pigeon parfait : Antonio de Capitani, commissaire et président au canon, qui se croit possesseur du couteau avec lequel Saint-Pierre avait coupé l’oreille du serviteur du grand prêtre. Casanova le convainc facilement que le couteau ne vaut rien sans la gaine, qu’il lui vend 500 écus romains, et qu’avec les deux réunis il y a moyen de faire surgir les trésors qui se trouvent cachés dans les terres qui appartiennent à l’Eglise. Une grande mise en scène à la campagne, avec une jeune fille vierge en prime pour l’opérateur de cette magie, n’aboutit pas à cause d’un orage violent dans lequel Casanova croit reconnaître la colère de Dieu lui-même.

La Marquise d’Urfé
          Ce fut le sommet de la carrière d’escroc de Casanova.
Madame d’Urfé, de 20 ans son aînée, était riche, chercheuse d’avant-garde, mais aussi curieuse d’ésotérisme. Le vénitien réussit à l’étonner lors de leur première rencontre en lisant un manuscrit chiffré, et surtout en extrayant la clé du code. Peu experte en cryptographie, l’application que fait Casanova de cette science l’effare et finit de la convaincre qu’il possède des pouvoirs surnaturels. Avec son tempérament crédule Mme d’Urfé se persuade que Casanova possède la faculté de communiquer avec les « esprits élémentaires », pouvoir qu’elle convoite. Croyant que ce pouvoir n’est dévolu qu’aux seuls mâles, elle conçoit le projet fantasmagorique de faire effectuer par Casanova le transfert de son âme dans le corps d’un enfant mâle, qu’elle concevra. C’est la régénération que pratiquera Casanova en 1763 avec la complicité de Marcoline.
          Casanova profite de l’ascendant qu’il a pris sur l’esprit un peu dérangé de la Marquise pour lui soutirer régulièrement et pendant des années des sommes d’argent importantes, des bijoux, des pierres précieuses, mais aussi des recommandations auprès de la plus haute société, en vue de favoriser ses autres entreprises, et de l’aider à sortir des guêpiers dans lesquels il a le chic de se fourrer.
          Les justifications que donne Casanova sont celles que fournissent tous les escrocs du monde.
Exemple : « Si quelque lecteur trouve qu’en agissant en honnête homme je devais la désabuser, je le plains ; c’était impossible ; et quand même je l’aurais pu, je ne l’aurais pas fait, car je l’aurais rendue malheureuse. Telle qu’elle était faite, elle ne pouvait se repaître que de chimères ».

Les atteintes aux personnes


          Il y en a beaucoup, essayons de les classer par genre.

Coups et blessures

          Il organise un alibi pour qu’on le croit resté au Fort Saint-André où il est détenu, et se rend une nuit à Venise pour donner des coups de bâton à Razzetta, qui à la demande de son tuteur avait fait saisir les meubles que Casanova vendait pour payer ses dettes de jeu, au mépris des droits de ses cohéritiers.
          Un Grec lui ayant fait une farce dans une maison de campagne, Casanova déterre un cadavre dans un cimetière, en découpe un bras, fait en sorte que le Grec l’attrape dans son sommeil, et de frayeur ce malheureux resta stupide et spasmodique toute sa vie.
          Accusé par une mère de viol sur une jeune fille avec coups et blessures, il nie le viol mais admet les coups donnés parce que la fille n’avait pas voulu être complaisante.
          Il bat une jeune russe de treize ans, servante et maîtresse, pour lui assouplir le caractère, et parce que c’était l’usage à Moscou en ce temps-là, dit-il.
          Les duels sont très nombreux, pour des motifs futiles. J’en ai compté huit, mais j’en ai sûrement oublié. Pas d’adversaires tués, mais plusieurs blessés plus ou moins grièvement. A Paris il « traverse d’outre en outre (son) adversaire », et à Varsovie il inflige une grave blessure par balle à Branicki, vice-chambellan du roi de Pologne.

Participation à une tentative d’avortement


A Paris une jeune femme demande à Casanova de l’aider à avorter. « C’est un attentat qu’on punit de mort » prévient-il, et il transforme l’assistance technique qu’il avait promise en abus de confiance sexuel, l’introduction de la substance abortive étant faite au moyen d’un instrument très…personnel !

Atteintes sexuelles sans violences

          J’évoquerai d’abord l’enlèvement d’une femme mariée par la bande des musiciens du temps où il était joueur de violon à Venise. Conduite dans une chambre d’hôtel, « Après l’avoir encouragée par des paroles et des verres de vin il lui arriva ce à quoi elle devait s’attendre ». Une sorte de tournante soft dirions-nous de nos jours.
          Il y a plus grave. C’est le goût avoué et immodéré de Casanova pour les très jeunes filles. En voici la triste litanie :
          La Corticelli à Florence fin 1760 « avait treize ans, et elle n’en montrait que dix ». Dans un couvent à Chambéry, des attouchements divers sur une pensionnaire qui « n’avait pas encore accompli sa douzième année » .
          A Riga en 1764, il se déclare très intéressé par une fillette de onze ans « un peu trop caressante », nommée Beti.
          A Vienne, en décembre 1766, il rencontre Adélaïde Pocchini qui récite par cœur des vers des priapées, petits poèmes latins très frivoles. Elle n’avait que neuf ans, ce qui n’empêche pas Casanova d’en venir à «un fait qui était tout, malgré que non décidé ».
          A Trieste en 1774 Casanova, désargenté, écrit « pour ce qui concerne le plaisir de l’amour je me le procurais avec des fillettes toutes sans conséquences ».
          Dans les dernières lignes des Mémoires, la fille d’Irène, une ancienne maîtresse, plaît à Casanova. Elle n’a que neuf ans, elle ne lui refuse pas des caresses, puis passe dans les mains d’un baron Pitoni « qui aimait autant que moi les petites filles ».
          Le tabou de l’inceste n’arrête pas Casanova. Il le consomme à plusieurs reprises avec Léonilda, dix-sept ans, découverte à Naples, et il se livre à Londres à des attouchements sur sa fille Sophie quand elle n’a que neuf ou dix ans. Sans entrer dans le détail des faits il faut s’arrêter un instant sur les propos de Casanova au sujet de l’inceste :
« Que l’union d’un père avec sa fille soit quelque chose d’horrible en nature, il n’y aura pas de philosophe qui ose le dire ; mais le préjugé est si fort qu’il faut avoir un esprit entièrement dépravé pour le fouler au pied »…. « Je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait tendrement aimer sa charmante fille sans avoir au moins une fois couché avec elle ».
Le Marquis de Sade n’est pas loin, mais Casanova ne s’arrête pas là !

Participation à un homicide involontaire par empoisonnement

          En septembre 1760 à Aix-les-Bains, Casanova rencontre une religieuse de Chambéry qui a quitté son couvent, officiellement pour venir prendre les eaux, en réalité pour accoucher discrètement. Mais la converse qui la chaperonne n’est pas dans le secret et devient gênante. Casanova propose d’aider la religieuse, avec la complicité d’une paysanne qui a acheté un soporifique (opium ?). La converse dort depuis 28 heures déjà lorsque Casanova suggère d’appeler un médecin, ce à quoi la religieuse et la paysanne s’opposent de peur d’être accusées d’empoisonnement. Casanova abonde en ce sens : « Tout bien réfléchi, il faut se remettre aux lois de la Providence, et la laisser mourir ». Le temps passe, la religieuse accouche d’un garçon qui est abandonné dans le tour de l’hôpital d’Annecy, et la converse meurt enfin, avec la complicité de notre homme.

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
          L’accusé ne nie pas les faits que je viens d’analyser, qu’il a pris soin d’écrire lui-même en détail, minimisant parfois son rôle. Leur gravité ne vous a pas échappé. Quelles seraient les sanctions encourues par Casanova dans notre droit pénal français actuel ?
• L’escroquerie est punie au plus par un emprisonnement de 5 ans et une amende de 375 000 €
• Les coups et blessures avec arme ou préméditation : 3 ans et 45 000 €
• Les atteintes sexuelles sur mineur de 15 ans : 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, peines doublées en cas de circonstance aggravante de paternité
• Etc..
          Mais quelle peine requérir utilement contre une personne décédée il y a plus de deux siècles ? Aucune selon la loi, mais je vous demande d’appliquer au sinistre personnage, au très mauvais sujet que je vous ai décrit, la seule peine qui vaille, à savoir L’OUBLI. Oubliez ce débauché, escroc, pédophile, incestueux, et ainsi vous ferez bonne justice !

La parole est à la défense.

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
          L’accusation vient de vous demander d’oublier Casanova, mais dans le portrait odieux qu’elle a essayé d’en brosser il manque bien des choses qui méritent d’être dites, afin d’équilibrer les plateaux de la balance de la Justice qu’on demande à si grands cris.
          Le premier oubli de Monsieur le Procureur est que les atteintes aux personnes dont il fait grief à mon client se sont produites entre 1743 et 1774, et qu’il convient de les apprécier non pas en fonction de nos mœurs et de notre législation actuelles, mais en fonction de celles de l’époque des faits.
         En ce qui concerne plus particulièrement le goût de Casanova pour les très jeunes filles, notre réaction en 2008 en Europe est bien sûr la plus grande indignation. Mais qu’en était-il au juste dans la seconde moitié du 18ème siècle en Italie et en Europe ? L’âge du mariage pour les filles était fixé à 13 ans, et encore pouvait-il y avoir des dispenses, les canonistes disant qu’ « en mariage, la malice de la chair supplée à l’âme ». Dans les Mémoires il n’est pas rare de lire que des filles de 11 ou 12 ans ont été dépucelées par leurs confesseurs, et le compagnon d’évasion des Plombs, le moine Balbi, se trouvait emprisonné parce qu’il avait par trois fois eu des enfants avec des filles tout juste pubères. Balbi va essayer d’obtenir sa sécularisation en prêtre « car d’abord qu’il n’était plus moine il cessait d’être coupable vis-à-vis des Inquisiteurs d’Etat ». On lui reproche davantage le manquement à l’un de ses vœux que les faits eux-mêmes.
          En France les attentats à la pudeur n’étaient réprimés sous l’Ancien Régime que dans la volonté de définir une sexualité normale, interdisant par exemple la sodomie et la bestialité. On ne distinguait pas vice, péché et délit. Il faudra attendre l’ordonnance royale du 28 avril 1832 pour que soient incriminés les attentats à la pudeur sans violence à la condition qu’ils soient commis sur des mineurs de 11 ans, cet âge étant porté à 13 ans en 1863 et à 15 ans dans l’ordonnance du 2 juillet 1945.
          Autrement dit les ébats sexuels de Casanova, et des autres car il n’était pas le seul dans son genre, avec des filles de moins de 13 ans n’étaient tout simplement pas délictueux à l’époque où ils se sont déroulés.
          Il faut aussi savoir que Casanova a l’habitude dans ses Mémoires de rajeunir les femmes. Il écrit que Louise-Elisabeth de Sacconay avait 11 ans, alors qu’elle en avait 16 ; que Mlle Roman avait 18 ans au lieu de 23 ; que Mme du Rumain avait 29 ans au lieu de 39, et ainsi de suite.
          Casanova, et ce n’est pas son moindre intérêt, nous en apprend beaucoup sur les mœurs de son temps. Il va observer la pudibonderie qui est de mise à Vienne. Selon la volonté de l’impératrice Marie-Thérèse, il y a des commissaires de chasteté. « Qu’on se marie, si on veut avoir ce plaisir-là, et périssent tous ceux qui veulent se le procurer pour leur argent et qu’on envoie à Témisvar toutes les malheureuses qui vivent du parti qu’elles pensent pouvoir tirer de leurs charmes ». Ces déportations à Timisoara ont bien existé, deux fois par an de 1751 à 1769, le lieu étant sans doute choisi pour son climat malsain.
          Il va nous renseigner aussi sur la grande liberté de mœurs à Venise, ses indications étant confirmées par de nombreux témoins, tel que le Président des Brosses. Le carnaval y durait presque six mois, les théâtres et les maisons de jeu étant ouverts. Le masque permettait les transgressions sociales et sexuelles. La république de Venise « importait » tellement de prostituées qu’elles encombraient les arcades de la place Saint-Marc. Pour éviter que les jeunes gens ne deviennent « pédérastes » on encourageait ces dames à montrer leur poitrine pour les induire en tentation et les détourner des gitons. Il y a des bals partout, même dans le couvent de Murano où la jeune C.C. a été conduite, son père lui ayant refusé le mariage avec Casanova avant l’âge de 18 ans. C.C. devient l’amie de M.M., religieuse qui est la maîtresse de Bernis, ambassadeur de France, et tout cela se terminera en parties fines qui favoriseront plus tard la carrière de Casanova à Paris. Sur le moment Casanova s’étonne tout de même : « J’étais d’ailleurs très surpris de la grande liberté de ces saintes vierges qui pouvaient violer si facilement leur clôture. »
          En ce qui concerne les atteintes aux biens, s’il est vrai que Casanova a su tirer profit de la bêtise humaine, l’Etat sait très bien le faire aussi quand il institue à son seul profit des loteries. On peut voir comment la Française des Jeux, lointaine descendante de la loterie de l’Ecole Militaire de 1758, défend aujourd’hui son monopole contre l’avis de la Commission Européenne. Rives Childs sur ce sujet nous dit qu’ « il se rendra coupable de nombreux abus de confiance, mais jamais il ne descendra jusqu’au vol pur et simple ».

          Comment peut-on ne parler des femmes et de Casanova qu’en termes de promesses de mariage non tenues ?

          Sauf vieilles ou laides, Casanova aime les femmes, très vite, dès qu’il les voit, et il veut aussitôt s’en faire aimer, les conquérir et trouver un plaisir d’autant plus vif qu’il est partagé. Pour cela il déploie toute une panoplie : belles paroles, cadeaux, étoffes, dentelles, bijoux, soupers fins au champagne. Mais il n’est pas un de ces séducteurs professionnels qu’il méprise. « La séduction ne me fut jamais caractéristique, car je n’ai jamais séduit que sans le savoir, étant séduit moi-même. Le séducteur de profession, qui en fait le projet, est un homme abominable, ennemi foncièrement de l’objet sur lequel il a jeté le dévolu. »
          Casanova n’est pas Don Juan, pour qui la séduction est un jeu où n’entre point l’amour. Il n’est pas l’ennemi des femmes. Il les aide quand il peut, quitte à recevoir en récompense ce qu’il convoite.
          On peut donner trois exemples d’aide procurée à des femmes séduites d’abord par d’autres, trois femmes nobles :
• En 1746 à Venise, Casanova aide une jeune comtesse qui s’est sauvée de chez elle pour retrouver son séducteur vénitien. Désintéressé au début, au bout de sept jours il n’y tient plus et la jeune femme sera complaisante. Tout s’arrangera comme au théâtre, le séducteur finissant sa vie au couvent. Dans la scène finale,où elle retrouve sa famille, la comtesse a l’aplomb de dire que Casanova baise sa main pour la première fois ! « Et voilà la vertu véritable, toujours vertu même dans l’actualité du mensonge. »
• En 1749 à Césène, Casanova fait la connaissance d’Henriette qui voyageait déguisée en homme avec un vieil officier hongrois. Ils vont filer le parfait amour, mais Henriette est retrouvée par Monsieur d’Antoine, noble provençal, qui la détermine à rentrer chez elle. Casanova la conduira de Parme à Genève en cinq jours, franchissant le Mont Cenis en chaise à porteurs. Elle écrira une lettre ne contenant qu’un mot : « adieu ». Des années plus tard Casanova s’abritera dans le Château d’Albertas pendant que l’on répare sa voiture. Il recevra une deuxième lettre qui ne comporte que l’adresse « Au plus honnête homme que j’ai connu au monde » et la signature d’Henriette.
• En 1763 à Londres, c’est une noble portugaise, Pauline, qui intéressera notre homme, qui facilitera de son argent le retour au pays de la belle, lui donnant même son valet, Clairmont, qui périra dans le naufrage du bateau qu’il prit au retour.
          Casanova déclare : Je fus toujours jaloux de toutes mes maîtresses, par caractère, mais lorsque je pouvais entrevoir leur fortune dans le rival que je voyais naître devant mes yeux la jalousie s’en allait ». Parmi les nombreux exemples des femmes séduites par Casanova et qu’il va aider à s’établir avec un meilleur parti que lui, citons, faute de temps, deux cas seulement :
• Christine, riche paysanne, celle à qui le mariage a été promis dans « un mois à peu près » le temps d’avoir une dispense pour se marier en carême. Avec l’aide de Bragadin on trouve un jeune homme très acceptable, et il ne reste plus qu’à l’annoncer à Christine, qui ne prend pas mal la chose : « je lui ai demandé pardon de l’avoir séduite et trompée. Elle m’interrompit alors pour me demander si quand je lui avais promis de l’épouser… j’avais eu l’intention de lui manquer de parole, et m’entendant répondre que non, elle me dit que je ne l’avais donc pas trompée ; mais qu’au contraire elle devait m’être reconnaissante… vu que notre mariage pouvait être malheureux j’avais pensé à lui trouver un mari plus sûr ». Voilà ce qu’a oublié de vous dire Monsieur le Procureur tout à l’heure.
• Madame Dubois a été la gouvernante et maîtresse de Casanova à Soleure, et il a conçu pour elle une affection plus durable qu’à l’ordinaire, mais quand elle reçoit une demande en mariage d’un certain Lebel, majordome, Casanova fait tout pour lui faire accepter cette proposition. « Je me sentais autant de peine à me résoudre à m’arracher le cœur, qu’à porter un obstacle au bonheur permanent de la Dubois ». Le mariage se fera.
          Le problème de Casanova est qu’il trouve toujours meilleure la nouvelle conquête qu’il fait : « j’ai cueilli sa belle fleur, la trouvant, comme toujours, supérieure à toutes celles que j’avais cueillies ».
          Souvent il a manifesté la volonté de changer de vie. Il a voulu épouser Manon Balletti, mais elle a préféré épouser Blondel, Architecte du Roi et membre de son Académie.
          Il a fait le portrait-robot psychologique de la femme qui aurait pu le retenir : « si je m’étais marié avec une femme assez habile pour me diriger, pour me soumettre, sans que j’eusse pu m’apercevoir de ma sujétion, j’aurais soigné ma fortune, j’aurais eu des enfants, et je ne serais pas comme je le suis, seul au monde et n’ayant rien. »
          Ce n’est qu’à partir de 1779 à Venise que Casanova entre 54 et 58 ans connaîtra une relation stable avec une couturière, Francesca Buschini, qui lui écrira régulièrement ensuite, jusqu’en 1787 au moins. Il y a même des femmes qui ont berné cet homme :
• Une « laide » à Soleure, qui s’arrange pour obtenir ce qu’elle veut dans l’obscurité, ce qui vexe Casanova : « la pensée qui me tue c’est que je ne peux pas nier de m’être trouvé heureux ».
• La Charpillon, à Londres, qui tient la dragée haute à notre séducteur, lui fait croire qu’elle va mourir. De désespoir Casanova s’achemine vers un pont pour se noyer dans la Tamise, les poches pleines de plomb. Heureusement un jeune homme lui fait voir que la Charpillon, loin d’agoniser fait la fête avec un autre.
          Toute sa vie Casanova a été balancé entre les comtesses et les prostituées ou femmes associées à des tricheurs. N’arrivant pas à s’établir avec les unes parce qu’il n’est pas de leur monde, il retombe plus bas qu’il ne le mériterait, victime d’une panne d’ascenseur social.

          Casanova n’est pas qu’un homme à femmes, c’est un homme curieux de tout et qui nous fait profiter de son enthousiasme.

          Casanova a écrit des pièces de théâtre, un roman utopique et fantastique décrivant un voyage au centre de la terre, publié des revues, traduit des oeuvres comme l’Illiade ou une pièce de Voltaire, publié l’histoire de sa fuite des Plombs de Venise, celle des troubles de la Pologne, etc… en tout plus de quarante ouvrages, mais assez tardivement, et ses mémoires n’ont été publiées qu’après sa mort.
          Il faut observer qu’il a écrit l’Histoire de ma vie en français, langue qu’il avait apprise à Rome et étudiée à Paris avec Crébillon Père, trois fois par semaine pendant un an, sans pouvoir se défaire de nombreux italianismes. Dans un manuscrit conservé à Prague il déclare :
« La langue française doit ses progrès … à sa clarté. La source de cette clarté, c’est l’ordre même de la langue française, lequel dépend de sa construction toujours simple et totalement exempte d’inversions..»
          Casanova défend aussi l’orthographe. Ainsi parle-t-il «des fautes d’orthographe qu’on s’obstine avec raison à ne pas vouloir pardonner ».
          Il aime la vie mondaine. Félicien Marceau écrit : « Un dîner de vingt-quatre couverts à organiser, il est aux anges. S’il peut compléter la fête par des déguisements, là, c’est le paradis ».
          Mais il aime aussi visiter les bibliothèques et y travailler, au calme, loin de son agitation habituelle. Il a fait un tour d’Europe des plus belles d’entre elles.
          A Rome il a offert un rare exemplaire du Digeste de Justinien à la Vaticane, ce qui lui a peut-être valu de recevoir du pape la croix de l’ordre de l’Eperon d’Or et le titre de protonotaire apostolique extra urbem, c’est-à-dire honorifique. Cette distinction de peu de valeur lui donne malgré tout le plaisir d’en imposer aux sots.
          Pendant huit jours il fréquente celle de Wolffenbüttel (Allemagne), qui était selon lui la troisième d’Europe. « J’ai vécu dans la plus parfaite paix sans jamais penser ni au temps passé, ni à l’avenir, le travail m’empêchant de connaître que le présent existait. »
          En Pologne il prend goût à la bibliothèque de Kiovie, fondée par l’évêque du lieu qui était la première ouverte au public dans ce pays.
          A Rome une autre fois il va à la bibliothèque de Saint Ignace. Il fait en passant un compliment aux Jésuites : « qui furent toujours les plus polis de tous les religieux réguliers de notre religion, et même, si j’ose le dire, les seuls polis. »
          Mais les moments de vie studieuse au milieu des livres sont ceux dans lesquels il manque d’argent pour d’autres plaisirs plus corsés. C’est ainsi qu’il passera les treize dernières années de sa vie entouré des 40 000 volumes de la bibliothèque du comte Waldstein. Il n’aurait jamais envisagé de se retirer au Mont Athos, lieu interdit à toute femme ou autre femelle.
          Parmi les autres plaisirs, après le jeu, il y a le théâtre et l’opéra. Fils de comédiens Casanova est « chez lui » dans les théâtres et avec les acteurs italiens qu’il retrouve dans toute l’Europe et spécialement à Paris où il vit avec eux. Il nous décrit cette vie pleine de vicissitudes, d’intrigues galantes, de rivalités. Il raconte aussi comment le public se comporte différemment dans chaque pays . Il est surpris qu’en France on écoute la musique sans faire de bruit.
          Il a écrit en Espagne en quelques jours le livret d’un opéra pour un maître de chapelle qui avait composé la musique mais n’avait pas reçu à temps le texte qu’on lui avait promis.
          Casanova comme Mozart était franc-maçon et titulaire de l’Eperon d’Or. Il paraît vraisemblable qu’il ait collaboré avec Da Ponte pour l’écriture d’un passage de Don Juan.
          On sait aussi qu’il a contribué à l’introduction de l’oratorio en France et qu’il a rencontré le castrat Farinello.
          Je viens d’apprendre qu’il a rencontré le 10 décembre 1773 à l’Opéra, lors d’une représentation des « Fêtes Vénitiennes » d’André Campra, un autre « Aventurier des Lumière », le chevalier Ange Goudar, dont un petit-neveu se trouve parmi nous. Ce n’est pas le seul aventurier croisé par Casanova : il y a eu le Comte de Saint-Germain, Cagliostro, …
          Les mémoires de Casanova sont une mine de renseignements sur la vie quotidienne de son temps et font de son auteur un excellent sujet d’études.
          Plus de cent ouvrages, dont quinze biographies, ont traité de Casanova. Deux revues lui ont été exclusivement consacrées, ainsi qu’un quinzaine de films et plusieurs séries télévisées, tout cela dans le monde entier. Cet engouement vient de ce qu’il décrit de nombreux aspects de la vie courante, dont je ne citerai qu’un exemple : les moyens de transport. Un érudit a étudié en détail les quarante types différents de voitures empruntées par ce grand voyageur.
          Giacomo Casanova possède aussi une part de mystère. A partir de 1763, à Londres, il commence à se faire appeler Chevalier de Seingalt. On a longtemps cru à une fanfaronnade de plus, un passage des mémoires expliquant que l’alphabet appartenant à tout le monde chacun était libre de se forger un nom à sa convenance. Mais des études plus récentes sur le manuscrit original font penser que Casanova pourrait avoir été naturalisé français, cette naturalisation s’accompagnant d’un anoblissement. Ceci expliquerait le fait incontestable que tous les amis de Casanova, y compris ceux de la haute noblesse française, l’ont toujours appelé « de Seingalt » dans leurs lettres, et ne l’ont jamais traité de charlatan ou d’escroc.
         Dans la première version du manuscrit commencé en 1789 il y a plusieurs allusions à cette naturalisation, qui ont été rayées en 1793 par un Casanova qui n’appréciait pas du tout la Révolution française, et l’a longuement écrit : « les horribles scélératesses qu’on a commises dans ce malheureux royaume…depuis l’époque de la Révolution l’a mis dans un si mauvais aspect que pour longtemps tout Français honnête qui voyagera se croira en devoir de cacher son nom et sa patrie. »


*      *
 *

         Ma conclusion, Mesdames, Messieurs, sera brève, et je l’emprunte à Monsieur Francis Lacassin dans sa préface de l’édition Laffont 1993 du texte original de l’Histoire de ma vie .
          Cette préface intitulée « Casanova ou le Saint-Simon des gens qui ne roulent pas en carrosse » commence par ces mots avec lesquels je termine :

« Pour les mortels, la vie est un combat, pour les poètes un voyage ; pour le vénitien Giacomo Casanova … elle est encore un festin où il trouve toujours sa place, un jeu ininterrompu, prétexte à un éternel défi. »

Alors, de grâce, n’oubliez pas Casanova !

Jean-Yves BRY
20 février 2008

Réponse du Dr Pierre LAPRAS
au discours de réception de Me Jean-Yves BRY

          C’est toujours, monsieur, un moment agréable de vous écouter ; c’est un plaisir, aujourd’hui, d’accueillir à l’Académie du Var un ami dont l’humour n’a pas besoin d’être rappelé.

          Votre choix de Casanova comme sujet d’étude ne doit pas, à vrai dire, nous étonner. Vous avez toujours éprouvé un vif intérêt pour les confins marginaux de la nature humaine, qu’ils soient de l’ordre de la spiritualité, comme votre curiosité envers les moines du mont Athos, ou de celui de la chair, incarné ici par Casanova. Les abîmes qui cernent chacun de nous vous font ressentir, sans doute, une sorte de fascination amusée pour ce personnage qui vous intrigue. Vous frissonnez peut-être d’éprouver pour lui cette lointaine et inquiétante parenté que chacun de nous ressent envers tout ce qui est humainement possible, même dans l’excès.
          Votre idée de jouer alternativement les rôles de procureur et d’avocat de la défense dans cette fiction de procès me permet de me mettre à la place d’un membre du jury de cette même cour d’assises, tout aussi fictive. Mais rassurez-vous : si je me permets d’ajouter quelques réflexions personnelles tout au cours du procès de Giacomo Casanova, vu le secret du vote, je ne révélerai pas les conclusions de mon intime conviction.

          On sent souvent, chez ce personnage, la fatigue qu’engendre un usage compulsif du sexe, vécu, au même titre que la drogue, tel un remède au manque de projets profonds et généreux, comme l’exige l’équilibre de l’individu. Mais essayons de comprendre Casanova.
          À l’âge de dix-huit ans, il est déjà sollicité par les femmes, alors qu’il vient de rece¬voir les ordres mineurs. En effet, après son premier sermon, le sacristain trouva des billets amoureux dans la bourse où la coutume est de déposer une offrande au prédi¬cateur. On songe au succès du même ordre remporté par le séduisant prêcheur, Fabrice Del Dongo, dans La Chartreuse de Parme.
          Convaincu de son pouvoir de séduction, pris dans une sorte de tourbillon, Casanova n’a cessé d’être sur la brèche, affichant avec un amoralisme complaisant des perfor¬mances sexuelles qu’il réalisait non seulement pour ne pas être en manque et conserver un certain niveau de plaisir, mais aussi pour le besoin, aussi grand, d’être à la hauteur de sa réputation.
          Il met, vous le dites, beaucoup de vantardise et plus ou moins d’affabulation pour exposer, dans ses Mémoires, des récits souvent « sursexualisés ». Ne dit-il pas aussi qu’en écrivant ses frasques, il les vit une deuxième fois ?
          Si, par besoin d’argent, toutes ses turpitudes sont intéressées, « exploiter la bêtise des gens ne l’amuse pas moins pour autant » ; à ce propos, il s’interroge : « Quel est l’homme, auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ? »
          Mais, très tôt, le revers de la médaille apparaît, dès ses vingt ans : des maladies sexuelles infectieuses vont, toute sa vie, le faire terriblement souffrir, entraînant des soins pénibles et amenant une stérilité qui, il faut le dire, le fit apprécier encore davantage par les femmes. Il avait tout de même eu, avant d’être stérile, neuf enfants ! De plus, pour soigner une syphilis survenue également assez tôt, il dut subir réguliè¬rement des traitements au mercure, souvent très lourds. Vous pouvez imaginer le nombre de femmes contaminées : il a transmis aux jeunes bourgeoises et femmes de la noblesse, pendant des années, toutes les infections vénériennes des prostituées de Venise.
          Il assurait ainsi la fortune des médecins et charlatans – quelques fois, ils étaient les deux !
          Accablé de maladies vénériennes à rechutes, Giacomo avouait avoir tout fait dans sa vie pour se rendre malade : « Je n’ai jamais fait dans ma vie autre chose, que travail¬ler pour me rendre malade, quand je jouissais de ma santé, et travailler pour regagner ma santé, quand je l’avais perdue ».
          Cette attitude masochiste est-elle une autopunition par sentiment de culpabilité ? Ou bien peut-on penser à l’attitude suicidaire de certains romantiques au siècle suivant ?
          Casanova n’a, cependant, jamais exprimé le moindre remord à propos de tous ses vices et délits, que vous avez dénombrés. Dans son livre Histoire de ma vie, il annonce « une confession générale ». Il s’agit bien d’une confession, mais on n’y trouve aucune trace de contrition : « Rien ne pourra [me] faire [oublier] que je me suis amusé ».
          Au demeurant, et d’après le témoignage du prince de Ligne et de ses contemporains, cet Hercule, à la fois laid et séduisant, avait quelque chose d’efféminé… toutes contradictions bien dignes, là encore, du personnage de roman que vous avez décrit.
          J’ajouterai que, contrairement à don Juan dont il est en quelque sorte le double, Casanova ne s’est jamais élevé au rang d’un mythe : il était, sans avoir connu Nietzsche, sans doute « humain trop humain ».
          Giacomo, jouet de ses pulsions élémentaires, fait le mal sans le vouloir vraiment, mais sans le regretter ; il n’a pas ce monumental orgueil qui pousse don Juan à défier Dieu, après avoir défié les hommes. La dimension cosmique manque à Casanova et peut-être aussi l’intérêt que n’ont pas eu pour lui des géants de la littérature et de la musique, comme Molière et Mozart.
          Don Juan, lui, est taraudé par son besoin de conquêtes ; c’est elles, elles seules, qui le passionnent, et non la femme qui en est l’objet : elle est une forteresse à faire tomber, d’autant plus excitante qu’elle lui résiste davantage. Incarnée par le Comman¬deur et par son propre père, la société tout entière est son ennemie, avec ses règles et ses tabous. Don Juan est, de naissance, un grand seigneur mais, philosophiquement, il est un anarchiste.
          Casanova, au contraire, ne fait qu’épouser les vices et les mœurs de son temps, dont il est le symbole accompli : ce XVIIIe siècle décadent, dont Venise est l’image la plus achevée. Ce qu’il y avait de baroque chez don Juan se transforme en rococo chez Casanova. Jamais Casanova n’osera défier Dieu. Il n’est pas athée, du moins le proclame-t-il.
          Sa destinée, contrairement à celle de don Juan, s’offre à notre regard ; sans remettre en cause la relation de l’homme avec Dieu, Giacomo, lui, n’est que le reflet d’une crise chronique de civilisation dans une république vénitienne décadente depuis trois siècles. Don Juan, quant à lui, nous interpelle à travers tous les siècles : il pose la question essentielle de notre liberté par rapport aux legs des civilisations de l’Antiquité et de l’Europe chrétienne.
          Ce fragile héritage humaniste, cher Jean-Yves, le travail que vous effectuez à l’Académie du Var – comme celui de chacun de ses membres – au fil des années le sauvegarde.
          Beaucoup de livres et de films ont été consacrés à Casanova mais, ni dans la littérature, ni dans le septième art, on ne trouve de chefs-d’œuvre. C’est sans doute pour cela qu’il est moins connu que son mythique rival : à sa mort, Casanova est oublié.
          En effet, encore jeune, il n’avait pas cinquante ans, il est entré progressivement dans une misère sexuelle accompagnée d’une pénurie pécuniaire. C’est alors peut-être qu’il prit conscience de ce que sa vie avait de mécanique et de morne. Il peut nous rappeler Sisyphe et son rocher, symbole d’un supplice pourtant accepté chez Casanova.
          Pour éviter la misère, lui qui avait « consommé » tant de prostituées dut, morale¬ment du moins, se prostituer à son tour comme délateur patenté auprès du tribunal du Conseil des Dix de Venise. Et, comble de l’ironie !, il lui est confié la tâche d’espionner les libres penseurs de la cité. Hypocrisie de sa part, ou plutôt inconscience ? Ou bien son besoin d’argent l’a poussé à tous les reniements.
          Il est prêt à tout, tel un drogué en manque de son produit. Mais ce serait bien superficiel de ne faire de Casanova qu’un toxicomane ou une victime de troubles obsessionnels compulsifs. Oui, il était tout cela, mais bien autre chose aussi.
          Personnage de roman érotique, cette perpétuelle fuite en avant que fut sa vie, cette instabilité existentielle, il la doit peut-être à une enfance troublée. Il était l’aîné de six enfants, trois garçons et deux sœurs, tous abandonnés. Il reçut peu d’éducation morale mais, très doué, dès sa onzième année, il composait déjà avec élégance un pentamètre latin que, même aujourd’hui, on qualifierait de « scabreux ».
          En plus de son intelligence, il hérita de cette peur familiale de se fixer, de se marier, de s’installer, affectivement et matériellement. « Se marier est une sottise », disait-il.
          Privé de conquêtes, il termina sa vie assez pauvrement, au château de Dux en Bohême, comme bibliothécaire-écrivain : ce dernier séjour, qui aurait pu être une rédemption, lui pesa en fait lourdement, le transformant en vieillard misérable et grincheux, voire paranoïaque : le coq est devenu rat de bibliothèque !

Mais laissons Casanova à sa lente déchéance. Il est temps de raconter Jean-Yves Bry.

          Né dans le Berry, au lendemain de la victoire des Alliés, il ne se considère pas comme un vrai Berrichon car, six mois après sa naissance, sa famille regagne Le Mans, où étaient revenues, après le débarquement, Les Mutuelles du Mans qui employaient ses parents à des titres divers. Son père devait mourir six ans plus tard, en 1952, d’une maladie de cœur : à quarante ans, sa mère se retrouva veuve pour la deuxième fois. Elle avait perdu en effet, à vingt-trois ans, son premier mari et son premier fils. Il faut ajouter que Jean-Yves Bry avait perdu ses deux grands-pères à Verdun.
Pardonnez-moi si je dévoile ce passé tragique de notre collègue : c’est pour mieux faire ressortir ses mérites et sa personnalité, empreinte de gravité mais aussi d’un humour qui l’a constamment aidé à vivre dans un foyer… aussi éprouvé.
          Jean-Yves, entré à l’école primaire Saint-Joseph, chez les Frères des écoles chré¬tiennes, est le plus souvent le premier de sa classe : à ce titre, confie-t-il, il est chargé de la dilution de l’encre bleue et du remplissage des encriers. Il est déjà, vous le voyez, l’objet d’une marque de confiance.
          Puis, au lycée de garçons du Mans, il est dans une section littéraire, conduisant à un bac philo. À une distribution de prix de son lycée, le jeune Jean-Yves fut favorable¬ment impressionné par l’orateur, professeur de philosophie, qui prononça un discours sur le thème de l’ennui d’une distribution de prix : « C’est sans doute, dit-il, ce qui m’a le mieux fait comprendre que l’on pouvait dire beaucoup de choses, à condition d’y mettre un peu d’humour. »
          Il aborde ensuite une licence en droit privé – l’équivalent de la maîtrise actuelle – à la faculté de droit de Caen. Très vite, il n’est rien moins que le rédacteur en chef d’un mensuel étudiant de la ville. Parmi les professeurs venus de Paris, – qu’il qualifie de « turbo-profs », – un certain Raymond Barre lui enseignait l’économie politique.
          Suivirent deux années à l’Institut d’administration des entreprises de Caen, pen¬dant lesquelles Jean-Yves Bry a travaillé comme maître auxiliaire de l’Éducation natio¬nale : « Sans aucune formation pédagogique, dit-il, j’étais chargé de cours d’initiation économique, dans les nouvelles sections B qui s’ouvraient alors. »
          Au mois de mai 68, il était à la fois enseignant le matin et contestataire l’après-midi, situation qui devait beaucoup l’amuser. Jean-Yves Bry prenait plaisir à aller corriger ses copies sur les plages de la côte normande. Je le soupçonne d’avoir lu, entre deux corrections, Proust qu’il devait affectionner. Cabourg était là, toute proche…
          Mais il a interrompu ce stage pour accomplir son service militaire à Caen. Déjà voué aux chiffres et au secret, on lui confia, alors, le poste de chiffreur… qui lui permit de terminer cette brève carrière militaire avec le grade de maréchal des logis. Puis, estimant devoir changer le crachin vivifiant de la basse Normandie pour la lumière méditerranéenne, il a entendu l’appel de la mer, plus précisément du soleil et du bord de mer ! C’est ainsi qu’après deux années de formation à la Fiduciaire de France à Marseille, il est nommé à la Fiduciaire de France à Toulon. En 1973, il connaîtra Janine Janez, secrétaire à la Fiduciaire ; un an après cette rencontre, elle deviendra son épouse.
          Simultanément avec sa fonction de conseiller fiscal, il est, pendant deux ans, chargé de cours dans des écoles d’enseignement supérieur de la faculté de droit de Toulon.
En 1976, il crée une société d’avocats spécialisés en droit des affaires ; en 2002, il s’associe avec le jeune avocat Philippe Meiffret, petit-fils de notre président honoraire Tony Marmottans. Très vite, par sa rigueur et ses compétences, Me Bry obtient la confiance des chefs d’entreprise et des professions libérales, mais aussi l’estime des inspecteurs du fisc !
À Toulon, il partage son temps entre le travail, le soleil au bord de la mer, le cinéma et la gestion du festival maritime. Mais il y a aussi les voyages, la lecture qu’il adore, et une immersion fréquente dans cette nature provençale qui l’a très vite conquis.
          Puis, c’est la retraite et la disponibilité pour d’autres horizons… En 2005, l’Académie du Var l’admet au rang de ses membres associés. En 2006, il est élu membre actif résident : il est ainsi remercié d’avoir accepté la succession difficile du contrôleur général Yves Artru qui, avec compétence et dévouement, avait assuré la fonction de trésorier.
          Doté d’une vie intérieure très riche, accompagnée d’une grande discrétion, notre nouveau collègue m’approuvera sûrement d’éviter les banalités creuses en mettant ici un terme à son portrait.

          Revenons donc à Casanova et permettez-moi de nous poser la question prévisible : Casanova doit-il bénéficier ou non de circonstances atténuantes, vivant dans une Venise du XVIIIe siècle aussi généralement corrompue ? Le Divin Marquis n’écrivait-il pas : « L’air que l’on respire à Venise, est mou, efféminé, il invite au plaisir, quoique souvent peu sain, surtout quand la marée est basse ».

          Pour conclure, nous vous sommes reconnaissants, cher Jean-Yves, d’avoir comblé un vide en nous faisant si bien connaître ce Casanova qui incarnait simplement, pour la plupart d’entre nous, un séducteur impénitent. Vous nous avez décrit un personnage nuancé, aussi généreux en écriture qu’en conquêtes, un écrivain qui a aimé les femmes jusqu’à dire : « Rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir, qu’une belle figure de femme ».