HEURES DE L’ACADÉMIE DU VAR

 

Discours de réception de

 

Jean PERREAU

Membre actif résidant

 

 

L’expressionnisme modéré

de  Willy Eisenschitz (1889-1974)

 

 

Monsieur le président, messieurs les présidents honoraires, mes chers collègues, mesdames et messieurs.

 

En me présentant aujourd’hui devant vous, conformément à une longue tradition, je voudrais d’abord vous remercier de la confiance dont vous avez fait preuve en me donnant la responsabilité des beaux-arts quelques mois seulement après mon admission parmi vous et ensuite rendre hommage à un membre éminent de cette Académie, au nom difficile à prononcer, Willy Eisenschitz, un artiste majeur de sa génération et un peintre important de la Provence.

 

Autoportrait c 1925

 

Elu le 2 mars 1961, en qualité de membre associé, avec son épouse le peintre Claire Bertrand, afin d’étoffer un peu les apports habituels du Salon de l’Académie, comme l’écrivait le général David, conservateur des  beaux-arts, Willy Eisenschitz  devint ensuite membre actif résidant le 1er décembre 1965. Plusieurs de nos collègues l’ont bien connu. Ils en ont gardé le souvenir d’un fin esthète dont le charme opérait sur tous ceux qui l’approchaient.

 

 

Willy Eisenschitz et Claire Bertrand en 1965

 

Avant d’aborder mon sujet, je voudrais exprimer ma reconnaissance à mes parrains, le Docteur Pierre Lapras qui eut l’heureuse initiative de susciter ma candidature et le docteur Antoine Marmottans qui accepta de la soutenir. Avec de tels appuis, certains ont pu penser que je ne pouvais qu’appartenir au corps médical ! Il n’en est rien. Ce parrainage illustre tout simplement la curiosité et la compétence dont les membres de cette Académie font preuve dans des domaines souvent éloignés de leurs activités professionnelles.

Le goût prononcé du docteur Pierre Lapras pour les arts plastiques a permis d’enrichir les séances de la commission des beaux-arts dont j’ai la responsabilité. Ses conseils, sa courtoisie et son talent dans les relations publiques, m’ont été précieux pour l’organisation des Salons de l’Académie. Je lui suis particulièrement reconnaissant d’avoir accepté de me répondre.

Spécialiste de l’histoire locale, auteur de nombreux ouvrages, le président honoraire Antoine Marmottans est aussi un joueur de jazz, un auteur dramatique, un poète et un conteur magnifique. Sa grande expérience et son amitié m’ont beaucoup aidé dans mes premiers pas parmi vous.

Je pourrais citer également le jeune médecin de marine passionné par l’histoire de l’art,  côtoyé durant de longs mois sur le navire école Jeanne d’Arc alors que nous étions élèves. Devenu depuis peu notre Président, je le remercie de soutenir avec enthousiasme les activités artistiques de notre compagnie.

 

C’est aussi le cas de mon prédécesseur, le Commissaire général Claude Langlois, qui, après avoir assuré pendant quinze ans, avec beaucoup de dévouement et d’efficacité les fonctions de conservateur des beaux-arts, a choisi de passer dans l’éméritat, libérant ainsi ce fauteuil auquel vous m’avez élu.

Titulaire d’un diplôme d’études supérieures de droit public, ancien élève de l’Ecole libre des sciences politiques et de l’Ecole du commissariat de la Marine, Claude Langlois, au terme d’une brillante carrière a été nommé Directeur du commissariat de la Marine à Toulon.

Elu membre associé en 1989, puis membre actif résidant en 1991, il a été immédiatement sollicité pour succéder au docteur Jacques Baixe à la tête des activités artistiques de l’Académie. Outre les salons annuels dont il assura le déroulement avec beaucoup de compétence, il reste dans la mémoire des Toulonnais comme l’organisateur de plusieurs manifestations importantes.

Tout d’abord, à l’Espace Peiresc en 1990, la belle rétrospective de l’œuvre du peintre et poète Henri Olive dit Olive Tamari, ancien responsable des beaux-arts de l’Académie et directeur de l’école des beaux-arts de Toulon. Puis en février 1992, au musée d’art de la ville, l’hommage rendu à un autre membre, le peintre Henri Pertus.

Enfin, en mai 2000, l’exposition du bicentenaire de notre compagnie au musée d’art, pour honorer cinquante-huit artistes, membres ou correspondants de l’Académie, nés avant 1900. Commissaire de cette exposition, Claude Langlois rédigea un catalogue qui reste une référence sur l’histoire des arts à Toulon.

 

 

Sa discrétion, son affabilité, sa diplomatie et sa persévérance lui ont permis de mener à bien ces diverses entreprises, tout en s’adonnant à une passion qui l’habite depuis sa jeunesse, la peinture. Claude Langlois est aussi un artiste dont la participation à de nombreuses expositions et salons, a été récompensée à plusieurs reprises dans des concours régionaux. Son œuvre traditionnelle, figurative à tendance impressionniste, est empreinte d’une grande sensibilité. Dans une technique raffinée, elle chante avec beaucoup de poésie surtout les beautés de notre région, l’empire du soleil comme la désignait Frédéric Mistral.

 

peintures de Claude Langlois

 

Je vous livre à son propos un jugement de notre consœur, le peintre Marie Astoin : …Les couleurs transparentes de l'aquarelle, plus vives de la peinture à l'huile ou de la gouache, traduisent avec bonheur le choc poétique de cet artiste devant la nature et ses contrastes de lumière. Notre époque, partagée entre la médiocrité et le chaos, a besoin de messages de clarté et de sérénité comme en apporte la peinture de Claude Langlois.

 

Et j’ajouterai en guise d’hommage et d’introduction, comme en apporte celle de Willy Eisenschitz.

 Willy Eisenschitz en 1910

 

Ce discours est le fruit d’une réflexion et d’une expérience.

En tant qu’historien de l’art, biographe et auteur du catalogue raisonné de l’œuvre de Willy Eisenschitz, j’ai pu mesurer l’intérêt et l’originalité de cet artiste. En tant qu’expert en peinture moderne, j’ai participé à sa reconnaissance par le marché de l’art dans de nombreuses ventes publiques ainsi qu’à l’organisation de plusieurs expositions, ce qui m’a permis de rencontrer la plupart des collectionneurs de son oeuvre.

Mes activités professionnelles m’ont appris que si l’histoire de la peinture est jalonnée de génies qui en ont modifié le cours à diverses époques en proposant une vision neuve, il a toujours existé une grande quantité de peintres, soit en marge, soit dans le sillage des grands maîtres, pour assurer la permanence de l’art vivant en proposant des inflexions neuves, c’est à dire une part d’inédit dans des styles préexistants. Loin de refaire consciencieusement ce qui s’est fait avant eux, ces peintres ont proposé à travers les siècles des originalités, sources de bonheur pour les amateurs, d’études pour les historiens de l’art, et de profits pour les bons marchands.

 

 

 

                              
Willy Eisenschitz en 1940                   Willy Eisenschitz en 1970

 

En ce qui concerne Willy Eisenschitz, même s’il refusait les hardiesses de l’art moderne, son talent fut suffisamment personnel pour que les critiques d’art, les conservateurs et les galeristes le remarquent parmi tous les artistes qui tentaient d’exister entre les deux guerres.

Son œuvre n’a jamais bénéficié d’un engouement mondain ni de grandes manœuvres mercantiles. Elle a simplement retenu l’attention de connaisseurs indifférents aux effets de mode ou d’annonce, dont certains se trouvent ici, aimant la peinture pour ce qu’elle est, c'est-à-dire une interprétation partielle et partiale de ce vaste domaine situé entre la nature et le surnaturel que les artistes ont pour vocation d’explorer et les peintres de rendre visible.

 

Wilhem Eisenschitz naît à Vienne le 27 octobre 1889 dans une famille juive, unie, aisée, bien implantée dans la capitale d’un immense empire qui se décompose. L’expansion de l’idéologie pangermanique et raciale détruit peu à peu le mythe autrichien de l’harmonie dans la diversité. La communauté juive viennoise, bénéficiant depuis longtemps d’une position dominante dans les milieux intellectuels et le monde des affaires, se sent directement interpellée par des mouvements antisémites de plus en plus fréquents.

 

Affiche de Koloman Moser

 

Dans ce contexte agité, l’Empereur François Joseph perçoit l’art comme un moyen d’unifier la nation autrichienne en dépit de ses diversités ethniques. Ainsi s’explique, à la fin du XIXe siècle, l’ultime tentative gouvernementale de renouveau politique par l’esthétique. Cette politique culturelle n’encourage pas un retour aux traditions, même si celles-ci se maintiennent dans l’enseignement et la société bourgeoise, mais prône une ouverture aux nouveaux courants artistiques avec la volonté, par un solide soutien aux arts décoratifs, d’en imprégner la vie quotidienne. Cette synergie de l’art et du pouvoir crée la légendaire Vienne 1900 dont la formidable créativité fait qu’aujourd’hui cette capitale est perçue comme un des berceaux de la culture moderne dans presque tous les domaines.

 

 

En peinture, Gustave Klimt, Koloman Moser, Egon Schiele et Oskar Kokoschka font preuve d'un esprit novateur et souvent provocateur en réaction au conformisme académique. Dans le sillage des découvertes freudiennes, les rapports cachés de l'âme et du sexe prennent corps sur la toile. La figuration emprunte de nouvelles libertés de sujets, de formes, de couleurs et d'expressions.

 

Willy Eisenschitz à 15 ans

 

Dans cette Vienne, cosmopolite, turbulente et fascinante, le jeune Willy Eisenschitz se sent attiré par les activités artistiques et son père, un avocat aux idées libérales, le laisse fréquenter les Ateliers viennois, sorte de coopératives d’artistes au sein desquelles se développe le Jugendstil, c'est-à-dire l’Art Nouveau autrichien.

Le jeune homme reste en marge des contestataires de son âge qui souhaitent aller plus loin que Klimt, comme Oskar Kokoschka et surtout Egon Schiele dont l’art fortement empreint de psychologie et d’érotisme est rejeté par la société viennoise.

 

                                                                                              
Willy Eisenschitz dans son atelier                                  affiche de Koloman Moser

                                                                                       à Vienne à l’âge de 21 ans (1910)

 

Il n’apprécie pas non plus les admirateurs de l’ordre ancien, hostiles à toute forme de nouveauté, qui contrôlent l’enseignement de l’Académie des beaux-arts de Vienne dont Egon Schiele est renvoyé en 1909.  Willy Eisenschitz y est admis par concours en 1911, mais au bout d’un an d’enseignement, il décide d’abandonner cette école trop repliée sur l’art du passé.

 

 

Les portraits de cette époque, très classiques par l’utilisation précise des valeurs pour rendre le modelé, montrent un solide métier, une grande habileté dans le dessin et de bonnes qualités d’observation.

Peu attiré par l’avant-garde viennoise, mal à l’aise dans une société bourgeoise rigide en proie à des contradictions profondes, il s’installe à Paris chez un de ses oncles, grand amateur d’art et beau-frère par alliance d’Henri Bergson.

 

Agé de 23 ans, Willy Eisenschitz est un jeune homme élégant, charmeur, et de tempérament réservé. Il est séduit par l’effervescence artistique du quartier Montparnasse où le débat animé entre tradition et modernité attire bon nombre d’artistes étrangers, regroupés bientôt sous l’appellation d’Ecole de Paris. Comme l’écrira plus tard Marc Chagall à propos de son arrivée dans la capitale, deux ans plus tôt: Le soleil de l’art ne brillait alors qu’à Paris, et il me semblait qu’il n’y avait pas de plus grande révolution de l’œil que celle que j’ai rencontrée...

 

Willy Eisenschitz à son chevalet 1913-1914

 

Le jeune peintre s’inscrit à l’Académie libre de la Grande Chaumière, la seule institution ouverte aux courants de l’art moderne. Dans cet atelier privé, réputé, les enseignants respectent la personnalité et la liberté des élèves, contrairement à ce qui se passe à l’école des beaux-arts. Parmi ses professeurs, le symboliste Georges Desvallières, un des rénovateurs de la peinture religieuse, prône en réaction contre l’impressionnisme une peinture intellectuelle et idéaliste pour exprimer la vie intérieure et exalter l’âme des choses.

 

 

A la Grande Chaumière, Willy Eisenschitz rencontre Claire Bertrand qu’il épouse en juin 1914. Excellente violoncelliste, elle a choisi d’apprendre la peinture après avoir longtemps envisagé de se consacrer à la musique. Son père, le géologue Marcel Bertrand, membre de l’Académie des sciences, fils d’un célèbre mathématicien, élu à l'Académie française et secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, est resté célèbre pour son explication de l'anomalie stratigraphique du Beausset et sa théorie sur les nappes de charriage. Sa mère, premier prix de conservatoire de piano, est la fille d’un professeur de physique au Collège de France, membre de l'Académie des Sciences.

Le jeune peintre se trouve ainsi au contact d’un milieu intellectuel, scientifique et littéraire, bien éloigné de celui des artistes venus de toute l’Europe qui aiment se retrouver à la Coupole ou à la Rotonde à Montparnasse pour discuter de l’avenir de la peinture.

 

A la déclaration de guerre, Willy Eisenschitz est arrêté alors qu’il tente de rejoindre son pays. Avec d’autres compatriotes, il est interné à l’Institut Catholique d’Angers où sa femme peut heureusement le rejoindre.

 

Claire Bertrand avec son fils David (Angers 1916)

 

Comme il en a l’habitude, il dessine et peint sans cesse tout ce qui l’entoure : sa famille, ses compagnons, la vie quotidienne. Le jeune peintre succombe au charme de la douce lumière angevine, chaude et dorée. Pour rendre le modelé, il utilise maintenant des ombres bleutées et la modulation des couleurs dans des zones bien délimitées comme on peut le voir dans ce portrait dont l’arrière-plan est orné de motifs décoratifs rappelant l’art nouveau.

 

 

Il peint aussi dans une gamme claire et lumineuse ce qu’il voit de ses fenêtres, des fleurs et des vues d’Angers, d’une belle facture impressionniste parfaitement maîtrisée.

 

Le Lac de Constance 1918

 

Victime d’une infection pulmonaire en 1917, il obtient alors l’autorisation d’aller se soigner en Suisse près de Lucerne et là, il retrouve la beauté et la majesté de paysages semblables à ceux du Tyrol où il passait ses vacances d’adolescent. Adopté par les artistes locaux, le jeune peintre, cependant, vit ce séjour forcé comme une rupture avec ce qui se passe en France. Après sa guérison en 1920, c’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’il retrouve Paris où il habite dans sa belle famille, rue de Tournon, près de l’église Saint-Sulpice.

           

      

 

Willy Eisenschitz peint des natures mortes, surtout des vases de fleurs posés sur de belles étoffes décoratives et Claire lui sert de modèle pour des nus extrêmement sensuels.

Il obtient des commandes de panneaux décoratifs qu’il traite dans l’esprit de la peinture de l’époque, ce que l’on appelle la modernité classique, c'est-à-dire un mélange de tradition et d’avant-garde. En réaction contre les excès du début du siècle, l’explosion de la couleur avec les peintres fauves et la destruction des formes par le cubisme, il y a un Retour à l’ordre, c'est-à-dire au dessin et au jeu des valeurs, le fondement de la grande tradition française comme en témoignent les figures solidement charpentées de nombreux peintres, dont Picasso et Derain, et les sculptures de Maillol et de Bourdelle.

 

 

Malgré sa participation à quelques expositions de groupe, Willy Eisenschitz se sent dans une impasse. L’agitation des milieux artistiques le désoriente et il se rend compte qu’en dépit de sa dextérité, il n’est qu’un artiste habile comme tant d’autres, sans plus.

Un voyage dans le Midi, durant l’été 1921, lui fait découvrir de nouveaux paysages. Comme nombre de peintres venus du Nord, Willy Eisenschitz éprouve un choc sensoriel qui bouleverse sa vision.

Menton    1921

 

Surpris par l’intensité de la lumière sublimant les couleurs, il tente d’abord de traduire la richesse chromatique des motifs dans une facture impressionniste, comme le montre cette vue de Menton. Une accumulation dense de petites touches, de couleurs vives ou douces suivant la luminosité, dans des tons plus soutenus que ceux de la période d’Angers, dissimule un jeu serré d’horizontales et de verticales assurant la stabilité de la composition. Les reflets de la ville sur l’eau évoquent la manière de Monet à Argenteuil.

 

Place de village en Provence    1921

 

Au contraire, dans cette représentation d’une place de village animée, le peintre module délicatement par la couleur de grandes zones pour rendre toutes les nuances de la lumière tamisée par les feuillages des platanes. Les horizontales et les verticales, bien apparentes, assurent un sage équilibre du tableau construit sur un dessin précis et peint dans une gamme de couleurs naturalistes. L’espace, vu d’un point de vue légèrement dominant, est bien rendu par la perspective géométrique.

 

 

C’est dans cette nouvelle manière qu’il peint ce nu adossé à un coussin rouge écarlate destiné à attirer le regard et dont la tonalité s’oppose aux teintes délicates de l’ensemble de la composition. En exprimant dans cette toile toute l’élégance et la sensualité de son modèle, l’artiste réussit habilement à concilier l’art et la vie.

Au début de 1922, Willy Eisenschitz est invité à participer au Salon des Indépendants.  Ses toiles sont remarquées par les critiques d’art qui soulignent l’emploi original de la couleur, l’ordonnance de la composition et surtout, (je cite) …une force naturelle qui ne s’impose pas à grand fracas mais demeure latente et profonde comme le muscle sous la peau.

 

Willy Eisenschitz retrouve dans le salon de sa belle-mère le milieu intellectuel qu’il a connu avant la guerre. Il fait le portrait de visiteurs illustres dont:

 

Pierre Termier 1922

 

-         le géologue Pierre Termier, disciple de Marcel Bertrand et membre de l’Académie des Sciences, pour qui, [je cite] le savant a ici-bas une fonction tout à fait sublime ; comme le prêtre, comme le poète, comme l'artiste, il parle au nom de l'Infini ; il rappelle à ses compagnons de pèlerinage leur destinée éternelle ; il leur montre le but à atteindre qui est la Vérité ; il exalte chez eux le sentiment de leur grandeur et leur fierté d'être des hommes… 

-          

 

-         et le philosophe spiritualiste Henri Bergson, successeur d’Emile Ollivier à l’Académie Française et bientôt prix Nobel de littérature. En s'appuyant sur une bonne connaissance des progrès scientifiques de son temps, Bergson conçoit la vie comme élan créateur et réhabilite l'intuition en tant que moyen de connaissance. Dans son portrait, le jeune peintre rend dans des tons abrupts gris et bruns, par un dessin synthétique, une touche ample, vigoureuse et expressive, la psychologie et la profonde complexité du modèle derrière le masque du visage.

 

Plusieurs voyages en Italie les années suivantes vont le conforter dans l’abandon des références impressionnistes et la mise au point d’un style personnel expressif.

 

 

Il peint avec émotion les paysages d’Ombrie et de Toscane dans leur simplicité en utilisant de légers jus mats posés sur la toile non préparée. Les couleurs nivelées par l’intensité du soleil sont rendues dans une gamme restreinte et raffinée. Les plages colorées sont légèrement modulées pour rendre les volumes et souligner l’ondulation des pentes. Le peintre construit suivant la leçon de Cézanne et non avec le clair-obscur classique revenu à la mode. La ligne, bien présente, impose un rythme en dessinant les éléments de la composition, avec une tendance à la stylisation.

 

 

Parfois, un graphisme plus dense souligne librement les bosquets et les restanques, en insistant sur l’échelonnement des terrasses à l’assaut de pentes dont les sommets masquent le ciel. Au contraire, dans l’étalement de cette plaine représentée en contrebas, le cerne marqué ou presque invisible des contours, les taches colorées complémentaires, savamment disposées, envahissantes ou contenues, naturalistes ou expressives, sont autant de variations mélodiques à rapprocher de la passion du peintre pour la musique. Comme le souligne à l’époque un critique d’art, expressionniste à sa manière, il réalise le pays qu’il peint en chacun des aspects choisis.

 

Willy Eisenschitz va patiemment élaborer, durant un demi-siècle, une peinture originale, protéiforme, dans laquelle son lyrisme naturel reste toujours contenu par une recherche de formes stables bien définies, un rapport équilibré entre l’ensemble et les détails, une combinaison harmonieuse du dessin et du coloris.

 

 

La célèbre galerie Berthe Weill lui organise une première exposition personnelle en janvier 1923. Jugeant avec pertinence la manière de travailler et la personnalité des jeunes artistes, Berthe Weill a toujours soutenu l’avant-garde depuis le début du siècle, en particulier les peintres fauves et Picasso. Elle a récemment défrayé la chronique avec la fermeture de sa galerie par la police pour atteinte aux bonnes mœurs, lors du vernissage de peintures de Modigliani en 1917. Dans les années 1920 et 1930, elle expose souvent Matisse et des jeunes peintres coloristes dont Claire Bertrand et Willy Eisenschitz.

 

 

A la fin de l’année 1924, des problèmes de santé le contraignent à séjourner dans un sanatorium de la Drôme provençale. Les paysages d’hiver sont l’occasion de recherches originales pour rendre les vastes espaces unifiés par la neige. Dans ce paysage, il utilise une gamme lumineuse de teintes modulées, turquoise et roses, mises en valeur par la présence des masses sombres des conifères, pour exprimer avec beaucoup de pudeur sa solitude et son inquiétude de l’avenir.

 

     

Paysages de la Drôme 1925

 

Rétabli, il décide de s’installer avec sa famille à Dieulefit en 1925.  Dans cette région baignée d’une lumière fine et claire, sa peinture paysagiste rend avec rigueur et sobriété les villages, les champs rectangulaires et les reliefs aux formes géométriques. Le dessin est précis et l’espace amplifié par un horizon affleurant le haut de la toile. Les coloris sont modulés dans des harmonies de verts neutres ou intenses pour les prairies, d’ocre et de beige pour les monts et d’or pour les feuillages d’automne des peupliers qui jalonnent la campagne.

 

Village de Venterol  1926

 

A partir de 1926, la peinture de Willy Eisenschitz devient plus expressive par l’abandon des jus maigres pour des pâtes épaisses, parfois grassement étalées au couteau. Dans les représentations des vieux villages et des paysages sévères de la région, les formes simplifiées sont solidement construites par des touches descriptives empâtées.

 

 

Sa compréhension instinctive de la structure de la nature et de la puissance des masses minérales, certainement développée au contact des célèbres géologues rencontrés dans la famille de Claire Bertrand, lui permet de traduire la complexité des reliefs en volumes simples, énergiques et lisibles. En ne s’attachant ni au pittoresque ni à l’éphémère, il propose une synthèse originale de sa vision en utilisant toute la puissance émotive des couleurs.

 

 

Les oeuvres de Willy Eisenschitz sont régulièrement exposées avec succès à la galerie Berthe Weill et dans d’autres galeries importantes à Paris. Cela lui permet de faire des séjours fréquents rue de Tournon qui sont mis à profit pour représenter les rives industrieuses de la Seine, les péniches pansues chargeant leur fret sur le canal Saint-Martin ou de l’Ourcq, et des vues de quartiers déshérités.

 

Par ce choix original de motifs austères, sélectionnés avec soin dans la plus belle ville du monde, le peintre propose, dans une facture proche de l’expressionnisme ombrageux de Maurice de Vlaminck, des œuvres imprégnées de la poésie de Francis Carco. Il transpose une part de ses angoisses existentielles exacerbées par ses problèmes de santé et les difficultés matérielles. En effet, Claire Bertrand et Willy Eisenschitz, n’ayant pas d’autres revenus que ceux procurés par leur art, connaissent des périodes difficiles, surtout durant la crise des années 1930, en dépit de l’aide généreuse de Madame Bertrand.

 

Chez celle-ci, le jeune peintre rencontre le poète romancier Pierre Jean Jouve dont il fait le portrait en 1925.

 

 

Cette peinture disparue, connue seulement par cette photo, montre toute la profonde inquiétude du peintre et de son modèle. Jouve, alors en pleine crise mystique, va dans les années à venir, divorcer, renier toute son œuvre passée et tenter de trouver dans l'acte poétique un fondement religieux, la seule réponse au néant à ses yeux.

Quelques années plus tard, Claire et Willy font avec Pierre Jean Jouve et sa nouvelle femme, la psychanalyste Blanche Reverchon, un voyage en Suisse et en Italie.

La pensée de l’écrivain rejoint et conforte celle du peintre. En cherchant à transformer, suivant ses termes, la matière d'en bas en matière d'en haut, Jouve élève à la dimension spirituelle les lieux et les êtres.

 

Paysage de la Drôme (Cost-Montbrun) 1927

 

Cette vision panthéiste renforce celle que Willy Eisenschitz exprime depuis peu dans sa peinture de paysages. L’observation attentive des formes du relief, si bien définies par la luminosité méridionale, lui a révélé que ce n’est pas l’aspect superficiel de la nature qui importe mais la traduction de cette puissance interne que Cézanne avait découverte en questionnant sans relâche la Montagne Sainte-Victoire, ce mystérieux dessous des choses qui se cache sous les apparences.

En utilisant à sa manière la méthode patiemment mise au point par le maître d’Aix, Willy Eisenschitz exprime sa petite sensation par la synthèse des formes et la modulation de la couleur. Il crée ainsi un monde pictural original, bien éloigné du naturalisme recherché par les peintres réalistes et impressionnistes. Peu tributaire du motif devenu simple prétexte à peindre, cette peinture gagne en expression et laisse transparaître discrètement l’émotion d’un artiste s’interrogeant sur le mystère du monde en tentant de rendre visible l’invisible.

 

Paysage autour de Dieulefit  1928 (Exposé à la galerie Joseph Billiet à Paris)

 

Le spectateur qui n’admirerait que la virtuosité du peintre et sa technique se priverait de l’essentiel, c'est-à-dire cette part d’intimité proposée en partage. Il faut donc aller au-delà de l’analyse conventionnelle portant sur le métier, le sens de la mesure, le style, et regarder autrement, c'est-à-dire ailleurs, au-delà du rationnel et du visible.

 

Montagnes grises ou les Marnes noires 1934 (exposé au Salon des Indépendants)

 

Willy Eisenschitz est considéré à Paris comme un des meilleurs paysagistes, sans qu’on puisse le rattacher à un quelconque mouvement. Ses toiles sont acceptées dans tous les grands Salons parisiens et achetées à plusieurs reprises par l’Etat pour le musée du Jeu de Paume réservé aux œuvres des artistes contemporains étrangers.

La critique souligne un nouveau talent et d’élogieux articles paraissent dans la presse :

 

-         Robert Rey, conservateur adjoint du musée du Luxembourg, écrit : Je comprends qu’il ne s’ennuie jamais dans ses tête-à-tête avec les sites : ils se parlent constamment…

 

-         un critique d’art trouve qu’il a un œil subtil, habile à saisir toutes les correspondances qui font d’une toile de lui une symphonie et surtout qu’il  possède la saveur d’un fruit étranger mûri par le climat français.

 

-         le futur académicien Jean-Louis Vaudoyer, fin connaisseur de la peinture provençale, résume l’évolution du peintre : Jusqu’à présent, l’art d’Eisenschitz avait conservé quelque chose de démonstratif ou de documentaire. Il s’élargit maintenant et ce qui se dégage de ces belles formes, de cette lumière, c’est une profonde poésie de la nature, qui s’épanche presque lyriquement. 

 

Pour la scolarité de leurs enfants, Willy et Claire doivent s’installer près d’une ville importante. Ils trouvent, en 1927, à La Valette du Var, au pied du Coudon, un appartement à louer aux Minimes, un ancien couvent édifié en 1601, entouré d’un beau parc aux platanes centenaires, près du domaine d’Orvès où réside le peintre Pierre Deval depuis quelques années.

Une amitié profonde unit rapidement les deux artistes, dont les épouses sont d’excellentes musiciennes.

                                                                                                                                                 

                          

 Le Parc des Minimes                                              Le Jardin des Minimes (vers 1930)

 

Willy Eisenschitz est séduit par ce pays baigné d’une lumière chaude et intense. Au contact de la nature luxuriante sa palette devient plus éclatante. Comme le note un de ses amis, ce constructeur de paysages souvent tragiques a purifié ses couleurs.

 

Son œuvre est un hymne à la joie de vivre et un hommage à la beauté de la Provence. Fidèle à lui-même, il la peint comme il la ressent et non comme il la voit, délaissant le pittoresque qui d’emblée frappe les visiteurs. En marge de la plupart des paysagistes provençaux qui s’attachent à décrire avec précision les particularités de leur pays, suivant une longue tradition confortée par le félibrige, il s’affirme, par l’utilisation très libre de la couleur et la synthèse des formes, comme un peintre moderne aux côtés de Louis-Mathieu Verdilhan, d’Auguste Chabaud ou de René Seyssaud, sans pour autant rien leur emprunter.

 

 

Il peint les ports, les calanques brûlées de soleil, les paysages de l’intérieur et les villages perchés.

  

 

Pour rendre les habitations, en quelque sorte l’âme de ces villages, son souci de synthèse le pousse à adopter des formes géométriques simplifiées, qualifiées à tort de cubistes car ces représentations géométriques ordonnées et expressives sont bien éloignées du cubisme décoratif à la mode.

 

 

Face à la végétation exubérante de la côte encore vierge de toute construction, il répartit les couleurs comme si l’absence d’éléments géométriques que sont les chemins, les murets, les villages et leurs clochers, lui offrait soudainement une totale liberté pour exprimer son lyrisme. Celui-ci reste toutefois maîtrisé, comme toujours, par une composition parfaitement équilibrée.

 

 

Il est fasciné par le mont Coudon, considéré par Jean-Louis Vaudoyer, au même titre que le Ventoux et la Sainte-Victoire, comme [je cite] une des grandioses divinités minérales qui règnent sur la Provence et en rythment, en ordonnent la beauté le Zeus de l’altière convocation de sommets, de crêtes, de caps et de promontoires, qui, comme une assemblée d’Immortels veillent sur la rade de Toulon. Willy Eisenschitz tente de traduire dans toute sa puissance ce relief, si changeant suivant les points de vue et l’éclairage, dont le sommet calcaire d’un blanc éclatant se dresse à proximité des Minimes.

 

Il se délasse en donnant libre cours à sa fantaisie, avec des natures mortes composées de bouquets de fleurs aux couleurs éclatantes.

 

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L’influence de Cézanne est parfois bien présente, comme l’indique le plan de la table basculé vers le spectateur dans cette composition aux fruits et au pichet. La plénitude des formes est rendue par la modulation de la couleur, les contrastes et les rapports de tons.

 

Il se révèle aussi un grand peintre de nus comme le montrent ses nombreuses toiles à la fois vigoureuses, sensuelles et pudiques, exposées avec succès dans les grands Salons parisiens.

 

 

Des voyages, en Espagne, au Maroc, en Irlande, lui permettent d’éprouver de nouvelles sensations. En 1929, Claire et Willy se rendent pour la première fois dans le centre de l’Espagne où ils découvrent un pays empreint d’une profonde gravité malgré la lumière, une nature rude et un relief proche de celui de la Drôme, mais brûlés par un soleil intense.

 

 

Les œuvres que lui inspire ce séjour rencontrent un grand succès à Paris et les critiques soulignent la maturité de l’artiste et la force de ses peintures. On peut lire dans la presse : ...De ces paysages se dégagent une poésie grave, pénétrante, une mélancolie sereine, une vraie tendresse. Il semble que le peintre, habitué aux joies, aux fêtes de la Provence, ait découvert, au delà des Pyrénées, une émotion neuve, qu’il en ait été touché et qu’il l’ait traduite avec sincérité, avec passion …toute l’âme d’un pays exprimée en vingt toiles d’une qualité exceptionnelle.

 

 

Même l’acerbe Louis Vauxcelles, l’auteur de l’appellation Cage aux fauves pour la salle du Salon d’Automne réservée aux jeunes coloristes d’avant garde en 1905 et du mot Cubisme pour le nouveau style de Braque et Picasso en 1908, est admiratif: Une exposition de belle et grave tenue est à voir… Ce sont des paysages d’une forte concision, dus à Willy Eisenschitz. Je ne le savais pas de cette classe.

 

En 1931, une grave arthrite prive le peintre de l’usage de son bras droit. Pensant être infirme à jamais, il éduque sa main gauche en pratiquant l’aquarelle.

 

La Rade de Toulon vue de la Seyne, aquarelle

 

Il met au point un style personnel en ajoutant à l’aspect cursif et léger des notations sur le motif, la densité et la matérialité de la peinture à l’huile. Malgré cela, il réussit à conserver la fraîcheur, la transparence et la fluidité qui font le charme de cette technique.

 

Paysage près de La Valette, aquarelle

 

Paysage près des Minimes, aquarelle

 

Au bout de six mois, le peintre retrouve l’usage de sa main droite, mais il n’abandonne pas pour autant les aquarelles qui lui permettent d’exprimer plus librement et rapidement sa sensibilité et ses émotions. Devenues un moyen d’expression à part entière, elles font l’unanimité de la critique lors de nombreuses expositions.

 

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La Buvette aux noyés, canal Saint-Martin, aquarelle

 

Jean-Louis Vaudoyer préface ainsi le livret d’une exposition dans la capitale en 1934: Si l’on se rappelle les peintures volontaires, statiques, et en quelque sorte, cloisonnées qu’Eisenschitz montrait naguère, on constate, en regardant les aquarelles d’à présent, que la sensibilité et la volonté ont désormais fait alliance …Loin de contredire les peintures d’hier, les aquarelles d’aujourd’hui les confirment. Sous la grâce et la fraîcheur des unes, on reconnaît la force et la solidité des autres ; et, dans celles-ci comme dans celles-là, se manifeste un sentiment de la nature à la fois passionné et tranquille qui sait aller plus loin que les apparences.

 

Le Pont Marie,  aquarelle

 

A Sanary, où séjournent de nombreux artistes et écrivains étrangers, le peintre se lie d’amitié avec Aldous Huxley qui vient de publier Le meilleur des mondes. Celui-ci organise une exposition d’aquarelles à Londres au cours de laquelle le directeur du British Museum en achète plusieurs pour ses collections.

 

 

En 1935, la Guilde du Livre demande à Willy Eisenschitz d’illustrer un ouvrage de Jean Giono, Les vraies richesses. L’artiste va sur place étudier les paysages du Comtadour et rencontre l’écrivain à Manosque à plusieurs reprises, pour lui montrer ses travaux.

 

 

Giono déclarera en 1958 : …j’ai depuis longtemps chez moi un village de Provence peint par Willy Eisenschitz. Le cœur y est exprimé à un point qu’il m’est possible depuis des années d’entamer à chaque instant un colloque plein de saveur avec le cœur de ce village.

 

 

A cette époque, Toulon connaît une grande animation artistique et littéraire. On voit parfois au Café de la Rade le groupe des peintres de Saint-Tropez, Charles Camoin, Henri Manguin, André Dunoyer de Segonzac, et parfois Paul Signac.

 

Chantier naval à Saint-Tropez vers 1930

 

Willy Eisenschitz est régulièrement exposé par Bruno Bassano, un exilé italien qui, avec le soutien du peintre fauve Othon Friesz, alors installé à Toulon, tente courageusement de montrer dans sa galerie rue des Tombades, puis rue de Chabannes, la peinture d’artistes locaux modernes rassemblés sous le vocable de nouvelle vague toulonnaise.

 

 

Outre Willy Eisenschitz, il y a dans ce groupe, José Mange, l’ami de Cézanne et de Signac, Henri Olive Tamari dont l’atelier est un lieu animé de rencontres artistiques et littéraires, le jeune Eugène Baboulène, le Russe Simon Segal…

 

Les expositions de la galerie Bassano ne rencontrent pas un grand succès auprès du public toulonnais encore sous le charme des grands maîtres locaux du XIXe siècle.

 

Les Iles d’Or

 

En 1935, Willy Eisenschitz obtient la nationalité française et désormais, ses œuvres, régulièrement achetées par l’Etat, entrent au musée du Luxembourg, le musée des artistes français contemporains, ancêtre de l’actuel Musée National d’Art Moderne.

 

 

Les expositions se succèdent avec succès dans la capitale, dans plusieurs grandes villes de  province et à l’étranger. A Paris, il est récompensé d’une médaille d’or à l’exposition internationale des Arts et des Techniques dans la vie moderne de 1937.

 

Suzy Solidor, 1938 (musée de Cagnes-sur-Mer, fonds Solidor)

 

Le peintre reçoit des commandes importantes comme en témoigne ce portrait de Suzy Solidor, la célèbre chanteuse aux cheveux de lins et à la voix grave qui charme ses auditoires dans un répertoire réaliste poétique et dont la chanson à succès Escale, écrite pour elle par le frère de Francis Carco, est évoquée par la silhouette d’un voilier sous huniers en arrière plan.

 

Dans son atelier, il peint une série de natures mortes et de nus, placés devant des fenêtres grandes ouvertes sur le jardin des Minimes, qui sont autant d’hymnes à la joie.  Ces peintures du bonheur dégagent une grande force par l’équilibre des masses, la richesse et l’harmonie des couleurs, la grande liberté de la touche, ample et déliée.

 

 

Après l’armistice, les voyages à l’étranger étant devenus impossibles, Willy Eisenschitz peint souvent au Lavandou et dans la presqu’île de Saint-Tropez.

 

L’Auberge de l’Ancre (Ramatuelle) vers 1942

 

A l’écart des événements, absorbé par sa contemplation des paysages lumineux qui s’étendent des collines des Maures à la côte, le peintre se sent alors parfaitement heureux, serein, loin de tout souci, hors du temps.

Au cours de l’année 1943, lorsque les Allemands remplacent les Italiens pour l’occupation de l’ancienne zone libre, Willy Eisenschitz et sa famille vont se réfugier à Dieulefit où une communauté d’artistes et d’écrivains s’est installée dès 1940.

 

Paysage autour de Dieulefit

 

Il y a son ami Pierre Jean Jouve, le philosophe Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, le grand poète chrétien de la Résistance Pierre Emmanuel, les peintres Robert Lapoujade, Pierre Guastalla, Otto Wols, le sculpteur Etienne-Martin. Passent aussi pour de courts séjours, Louis Aragon et Elsa Triolet, Clara Malraux, Pierre Seghers, Pierre Vidal-Naquet, et beaucoup d’autres, puisque cette petite bourgade de 3500 habitants va accueillir près de 1500 réfugiés, pour la plupart juifs. Comme l’a écrit Pierre Emmanuel, Dieulefit pendant ces quatre années, illustra consciemment la leçon de l’Epître aux Romains : Il n’y a ni Juifs, ni Grecs, il n’y a que des hommes sous le regard de Dieu.

 

    

Paysage autour de Dieulefit (signé Eisenschitz-Villiers)                                   Pierre Emmanuel  

 

Willy Eisenschitz se cache sous le nom de Villiers dans un cabanon à l’écart. Il peint les rudes paysages de cette Drôme qu’il connaît bien dans des tonalités sourdes. Ses toiles décrivent des prairies plantées de nombreux peupliers s’élançant vers un ciel caché par d’imposantes chaînes de monts corrodés, autant d’espaces clos, fragiles et menacés.

 

 

Pour vivre, il fait aussi de nombreux portraits empreints de gravité. Les personnages sont secrets, méditatifs, et les enfants semblent découvrir la fragilité de l’univers des adultes. Toutes ces peintures expriment son inquiétude et montrent une émotion difficilement contenue.

Après la guerre, Willy Eisenschitz se sent responsable de ne pas avoir su persuader son fils, entré dans la résistance, de le rejoindre à Dieulefit, ce qui lui aurait évité d’être déporté et de disparaître dans un camp. Ce drame provoque chez lui une grande détresse, aggravée par les bouleversements importants de l’après-guerre et les nouvelles menaces de conflit.

 

 

Sans tomber dans les outrances du misérabilisme adopté par la plupart des artistes figuratifs de l’époque pour témoigner de l’inquiétude ambiante, Willy Eisenschitz livre son désespoir dans des paysages solidement charpentés, vides et désolés, aux arbres morts et aux montagnes pelées, peints dans une gamme de tons austères.

 

 

Ces représentations d’une nature sévère, où la trace humaine ne subsiste que sous forme de modestes bâtisses isolées, sont intemporelles, puissantes, sans concession. Il s’en dégage une grande désespérance, une impression d’immobilisme, un profond silence propice à la méditation.

Le peintre se trouve alors confronté à une situation matérielle difficile, car les galeries qui l’exposaient à Paris ont disparu ou se sont tournées vers d’autres formes d’art sous l’influence de l’expressionnisme abstrait de l’Ecole de New York.

Même si l’Etat lui achète encore des oeuvres, si de grands marchands comme Durand-Ruel lui organisent des expositions, si des amis le soutiennent en lui faisant des achats, il doit trouver de nouveaux débouchés pour vivre. Claire et Willy vont alors mener une vie très active, partagée entre leur travail et leur participation aux nombreuses expositions régionales.

En 1952, le couple découvre l’île d’Ibiza, alors préservée du tourisme de masse, sur laquelle il va revenir chaque année passer un mois.

 

 

Plus encore qu’en Espagne continentale, un monde inchangé, rude, dépendant d’une terre brûlée par le soleil et de la mer qui l’entoure, s’offre à lui.

 

      

aquarelles d’Ibiza

 

Willy Eisenschitz utilise avec talent la grande liberté que permet la technique de l’aquarelle pour restituer toute son émotion devant les paysages fascinants de l’intérieur de l’île, aux maisons blanches nichées contre la pente des collines. La spontanéité et la sensibilité se conjuguent pour donner une grande force d’expression à ces travaux utilisés ensuite pour peindre aux Minimes de grandes toiles fortement colorées. A la différence des aquarelles, les huiles ont une certaine opacité due au travail d’une pâte grasse, généreusement répandue en larges surfaces de tonalités égales.

 

 

A Paris, Willy Eisenschitz renoue pour un temps avec le succès lors d’expositions au cours de laquelle l’Etat et de grands collectionneurs américains lui achètent des œuvres.

Claire et Willy se rendent régulièrement dans la Montagnette au sud d’Avignon et dans les Alpilles où les paysages et la luminosité des ciels les inspirent.

 

La Montagnette

 

Les peintures de Willy montrent une grande rigueur de composition obtenue en géométrisant une terre maigre, aride et desséchée, jalonnée de cyprès noirs, un équilibre des masses et une subtile harmonie des tons pour rendre les reliefs.

 

 

En 1957, le musée d’art de la ville de Toulon organise la première rétrospective importante et le livret d’exposition est préfacé par le poète André Salmon. Dans La République du Var, le critique toulonnais Raoul Noilletas note avec justesse : …Tout cela semble brûlé d’une vie intérieure ardente. C’est, je crois, l’impression dominante qui se dégage de cette exposition…

Un voyage au Soudan d’environ un mois en 1959 entraîne une nouvelle évolution stylistique. Devant ce pays aux formes douces, aux arbres desséchés, Willy Eisenschitz est saisi d’un grand enthousiasme.  

 

       

La boucle du Niger à Mopti                                      Les Hauts-plateaux

 

Les vibrations de la lumière, la chaleur écrasante, les vastes étendues d’eau de la grande boucle du Niger, dans la région de Mopti, réfléchissant les teintes du ciel, et, la fluidité mouvante des herbages des hauts plateaux, surprennent le peintre. Si, dans certaines œuvres, la facture paraît plus lâche et les masses moins cernées, la pâte brossée largement recouvre en fait un dessin toujours aussi précis bien qu’invisible, véritable ossature de la composition.

 

 

L’Etat achète une peinture lors d’une exposition de ces œuvres africaines à la galerie Vendôme à Paris. A cette occasion, Pierre Jean Jouve livre ses impressions lors d’une émission radio : …l’expression a subi une abstraction certaine conférant une force que rien ne faisait prévoir. La terre sauvage a crée un artiste fruste, à sa manière visionnaire, qui s’absorbe dans le mystère d’une terre, et nous le fait profondément ressentir 

 

 

 

Au cours des années 60, Willy et Claire vont souvent en Camargue et dans le Languedoc à la découverte de nouveaux paysages. Ils en rapportent une quantité de croquis, de pastels et d’aquarelles, notations directes face à la nature utilisées ensuite dans le calme de l’atelier des Minimes pour réaliser de belles huiles harmonieuses.

 

 

Les taches de couleurs savamment imbriquées reflètent le chromatisme de la végétation exubérante et si au premier abord ces peintures paraissent moins structurées et ordonnées, parfois proches de l’abstraction, c'est-à-dire un simple agencement harmonieux de formes et de couleurs, elles sont toujours soigneusement composées.

 

Willy Eisenschitz est reconnu comme un peintre du Midi, un visionnaire de l’espace au coloris subtil, un artiste sensible dont l’œuvre est empreint d’une poésie étrange.

A partir de 1961, il participe régulièrement aux Salons de l’Académie du Var.

On peut lire dans l’hebdomadaire Arts: Héritier de la tradition cézannienne, Willy Eisenschitz a le souci d’une construction rigoureuse qui n’exclut pas les élans de la sensibilité. Ses toiles possèdent une sobriété qui contient un lyrisme intérieur…

 

Après le décès de Claire Bertrand en 1969, Willy Eisenschitz s’installe à Paris. Atteint depuis quelques années d’une forme atténuée de la maladie de Parkinson, il parvient cependant, par une grande concentration, à dominer les tremblements de ses mains lorsqu’il dessine ou peint, mais ses forces déclinent et sa vue faiblit.

 

           

 

Le besoin de retrouver la lumière provençale se fait bientôt sentir. Il fait alors plusieurs séjours dans le petit port des Goudes, près de la cité phocéenne, à l’extrémité du massif de Marseilleveyre,  le Tyrol auprès de la mer, comme il se plaît à le dire.

De retour rue de Tournon, ses pastels et aquarelles, notations plus émotionnelles que descriptives, lui permettent de peindre d’une manière ample et souple, avec une matière épaisse, des toiles aux formes épurées, sans détails superflus. Il montre les imposantes masses calcaires qui tombent dans la Méditerranée, les rivages sauvages et abrupts, l’île Maire face au cap Croisette. Dans l’agencement des collines, des vallées, il nous fait sentir la main d’un architecte invisible et fantaisiste.

 

 

Une grande harmonie dans la répartition des masses et des coloris préserve l’unité et l’équilibre de peintures qui, au premier abord, donnent une impression d’imprécis ou d’inachevé.

Devant ces paysages de pierre, façonnés par l’érosion et recouverts d’une végétation maigre, bordant une mer bleue intense souvent rudoyée par le Mistral, et sous un ciel rongé de lumière, il se sent libéré et serein.

 

 

Arrivé au terme de sa carrière, l’artiste accompli et reconnu, interroge une dernière fois cette nature qui lui a prodigué tant de joie et qu’il a su si bien transposer.

L’unité entre son espace intérieur et l’univers, dévoilée dans cette œuvre ultime livrée en toute humilité, est l’aboutissement du dialogue passionné entre le mystère de la nature et son inquiétude profonde, commencé à Vienne au début du siècle.

Artiste réfléchi, mesuré, mais aussi visionnaire et mystique, peintre de l’âme des paysages, peintre du bonheur et de l’angoisse, Willy Eisenschitz a cherché à mettre en lumière dans son oeuvre l’aspect caché de la nature.

Plus proche du cœur de la création qu’il n’est habituel et cependant en deçà de son souhait, il a toujours désiré que chacun de ses tableaux soit une sensation éternisée, une émotion proposée en partage au spectateur.

 

 

 

Après sa mort, le 8 juillet 1974, les ateliers de la rue de Tournon et des Minimes sont dispersés et de nombreuses études et œuvres inachevées se sont alors retrouvées sur le marché, donnant au public non averti une idée faussée de son talent.

 

Un hommage rendu à Claire Bertrand et Willy Eisenschitz au musée d’art de Toulon en 1977, une belle exposition en Autriche en 1999, et une grande rétrospective au musée d’art de Toulon durant l’été 2001, ont permis de replacer à sa juste place l’œuvre de cet artiste, d’origine étrangère, qui a choisi de vivre ici et de faire partie de notre compagnie.

 

L’intérêt que lui portent de nombreux collectionneurs depuis quelques années a contribué à faire de Willy Eisenschitz un artiste important et recherché sur la scène artistique internationale.

 

                                                                                                             Jean Perreau