HEURES DE L’ACADÉMIE DU VAR
Discours de réception de
Jean PERREAU
Membre actif résidant
L’expressionnisme modéré
de Willy Eisenschitz (1889-1974)
Monsieur
le président, messieurs les présidents honoraires, mes chers collègues,
mesdames et messieurs.
En me présentant aujourd’hui devant vous,
conformément à une longue tradition, je voudrais d’abord vous remercier de la
confiance dont vous avez fait preuve en me donnant la responsabilité des
beaux-arts quelques mois seulement après mon admission parmi vous et ensuite
rendre hommage à un membre éminent de cette Académie, au nom difficile à
prononcer, Willy Eisenschitz, un artiste majeur de sa génération et un peintre
important de
Autoportrait c 1925
Elu le 2 mars 1961, en qualité de membre associé, avec
son épouse le peintre Claire Bertrand, afin d’étoffer un peu les apports
habituels du Salon de l’Académie, comme l’écrivait le général David,
conservateur des beaux-arts, Willy
Eisenschitz devint ensuite membre actif résidant
le 1er décembre 1965. Plusieurs de nos collègues l’ont bien connu.
Ils en ont gardé le souvenir d’un fin esthète dont le charme opérait sur tous
ceux qui l’approchaient.
Willy Eisenschitz et
Claire Bertrand en 1965
Avant d’aborder mon sujet, je voudrais exprimer ma
reconnaissance à mes parrains, le Docteur Pierre Lapras qui eut l’heureuse
initiative de susciter ma candidature et le docteur Antoine Marmottans qui
accepta de la soutenir. Avec de tels appuis, certains ont pu penser que je ne
pouvais qu’appartenir au corps médical ! Il n’en est rien. Ce parrainage
illustre tout simplement la curiosité et la compétence dont les membres de
cette Académie font preuve dans des domaines souvent éloignés de leurs activités
professionnelles.
Le goût prononcé du docteur Pierre Lapras pour les
arts plastiques a permis d’enrichir les séances de la commission des beaux-arts
dont j’ai la responsabilité. Ses conseils, sa courtoisie et son talent dans les
relations publiques, m’ont été précieux pour l’organisation des Salons de
l’Académie. Je lui suis particulièrement reconnaissant d’avoir accepté de me
répondre.
Spécialiste de l’histoire locale, auteur de
nombreux ouvrages, le président honoraire Antoine Marmottans est aussi un
joueur de jazz, un auteur dramatique, un poète et un conteur magnifique. Sa
grande expérience et son amitié m’ont beaucoup aidé dans mes premiers pas parmi
vous.
Je pourrais citer également le jeune médecin de
marine passionné par l’histoire de l’art,
côtoyé durant de longs mois sur le navire école Jeanne d’Arc alors que
nous étions élèves. Devenu depuis peu notre Président, je le remercie de soutenir
avec enthousiasme les activités artistiques de notre compagnie.
C’est aussi le cas de mon prédécesseur, le
Commissaire général Claude Langlois, qui, après avoir assuré pendant quinze
ans, avec beaucoup de dévouement et d’efficacité les fonctions de conservateur
des beaux-arts, a choisi de passer dans l’éméritat, libérant ainsi ce fauteuil
auquel vous m’avez élu.
Titulaire d’un diplôme d’études supérieures de
droit public, ancien élève de l’Ecole libre des sciences politiques et de
l’Ecole du commissariat de
Elu membre associé en 1989, puis membre actif résidant
en 1991, il a été immédiatement sollicité pour succéder au docteur Jacques
Baixe à la tête des activités artistiques de l’Académie. Outre les salons
annuels dont il assura le déroulement avec beaucoup de compétence, il reste dans
la mémoire des Toulonnais comme l’organisateur de plusieurs manifestations
importantes.
Tout d’abord, à l’Espace Peiresc en 1990, la belle
rétrospective de l’œuvre du peintre et poète Henri Olive dit Olive Tamari,
ancien responsable des beaux-arts de l’Académie et directeur de l’école des
beaux-arts de Toulon. Puis en février 1992, au musée d’art de la ville,
l’hommage rendu à un autre membre, le peintre Henri Pertus.
Enfin, en mai 2000, l’exposition du bicentenaire de
notre compagnie au musée d’art, pour honorer cinquante-huit artistes, membres
ou correspondants de l’Académie, nés avant 1900. Commissaire de cette exposition,
Claude Langlois rédigea un catalogue qui reste une référence sur l’histoire des
arts à Toulon.
Sa discrétion, son affabilité, sa diplomatie et sa
persévérance lui ont permis de mener à bien ces diverses entreprises, tout en
s’adonnant à une passion qui l’habite depuis sa jeunesse, la peinture. Claude
Langlois est aussi un artiste dont la participation à de nombreuses expositions
et salons, a été récompensée à plusieurs reprises dans des concours régionaux. Son
œuvre traditionnelle, figurative à tendance impressionniste, est empreinte
d’une grande sensibilité. Dans une technique raffinée, elle chante avec
beaucoup de poésie surtout les beautés de notre région, l’empire du soleil
comme la désignait Frédéric Mistral.
peintures de Claude Langlois
Je
vous livre à son propos un jugement de notre consœur, le peintre Marie
Astoin : …Les couleurs transparentes de l'aquarelle, plus vives de la
peinture à l'huile ou de la gouache, traduisent avec bonheur le choc poétique
de cet artiste devant la nature et ses contrastes de lumière. Notre époque,
partagée entre la médiocrité et le chaos, a besoin de messages de clarté et de
sérénité comme en apporte la peinture de Claude Langlois.
Et j’ajouterai en guise d’hommage et
d’introduction, comme en apporte celle de
Willy Eisenschitz.
Ce discours est le fruit d’une réflexion et d’une
expérience.
En
tant qu’historien de l’art, biographe et auteur du catalogue raisonné de
l’œuvre de Willy Eisenschitz, j’ai pu mesurer l’intérêt et l’originalité de cet
artiste. En tant qu’expert en peinture moderne, j’ai participé à sa
reconnaissance par le marché de l’art dans de nombreuses ventes publiques ainsi
qu’à l’organisation de plusieurs expositions, ce qui m’a permis de rencontrer
la plupart des collectionneurs de son oeuvre.
Mes activités professionnelles m’ont
appris que si l’histoire de la peinture est jalonnée de génies qui en ont
modifié le cours à diverses époques en proposant une vision neuve, il a
toujours existé une grande quantité de peintres, soit en marge, soit dans le
sillage des grands maîtres, pour assurer la permanence de l’art vivant en
proposant des inflexions neuves, c’est à dire une part d’inédit dans des styles
préexistants. Loin de refaire consciencieusement ce qui s’est fait avant eux,
ces peintres ont proposé à travers les siècles des originalités, sources de
bonheur pour les amateurs, d’études pour les historiens de l’art, et de profits
pour les bons marchands.
Willy
Eisenschitz en 1940
Willy Eisenschitz en 1970
En ce qui concerne Willy
Eisenschitz, même s’il refusait les hardiesses de l’art moderne, son talent fut
suffisamment personnel pour que les critiques d’art, les conservateurs et les galeristes
le remarquent parmi tous les artistes qui tentaient d’exister entre les deux
guerres.
Son œuvre n’a jamais bénéficié d’un
engouement mondain ni de grandes manœuvres mercantiles. Elle a simplement
retenu l’attention de connaisseurs indifférents aux effets de mode ou d’annonce,
dont certains se trouvent ici, aimant la peinture pour ce qu’elle est,
c'est-à-dire une interprétation partielle et partiale de ce vaste domaine situé
entre la nature et le surnaturel que les artistes ont pour vocation d’explorer
et les peintres de rendre visible.
Wilhem Eisenschitz naît à Vienne le
27 octobre 1889 dans une famille juive, unie, aisée, bien implantée dans la
capitale d’un immense empire qui se décompose. L’expansion de l’idéologie
pangermanique et raciale détruit peu à peu le mythe autrichien de l’harmonie
dans la diversité. La communauté juive viennoise, bénéficiant depuis longtemps d’une
position dominante dans les milieux intellectuels et le monde des affaires, se
sent directement interpellée par des mouvements antisémites de plus en plus
fréquents.
Affiche de Koloman Moser
Dans ce contexte agité, l’Empereur
François Joseph perçoit l’art comme un moyen d’unifier la nation autrichienne
en dépit de ses diversités ethniques. Ainsi s’explique, à la fin du XIXe siècle,
l’ultime tentative gouvernementale de renouveau politique par l’esthétique.
Cette politique culturelle n’encourage pas un retour aux traditions, même si
celles-ci se maintiennent dans l’enseignement et la société bourgeoise, mais prône
une ouverture aux nouveaux courants artistiques avec la volonté, par un solide soutien
aux arts décoratifs, d’en imprégner la vie quotidienne. Cette synergie de l’art
et du pouvoir crée la légendaire Vienne
1900 dont la formidable créativité fait qu’aujourd’hui cette capitale est
perçue comme un des berceaux de la culture moderne dans presque tous les
domaines.
En peinture, Gustave Klimt, Koloman Moser, Egon
Schiele et Oskar Kokoschka font preuve d'un esprit novateur et souvent
provocateur en réaction au conformisme académique. Dans le sillage des découvertes freudiennes, les
rapports cachés de l'âme et du sexe prennent corps sur la toile. La
figuration emprunte de nouvelles libertés de sujets, de formes, de couleurs et
d'expressions.
Willy Eisenschitz à 15 ans
Dans cette Vienne, cosmopolite,
turbulente et fascinante, le jeune Willy Eisenschitz se sent attiré par les
activités artistiques et son père, un avocat aux idées libérales, le laisse
fréquenter les Ateliers viennois, sorte de coopératives d’artistes au sein
desquelles se développe le Jugendstil, c'est-à-dire l’Art Nouveau autrichien.
Le jeune homme reste en marge des contestataires de
son âge qui souhaitent aller plus loin que Klimt, comme Oskar Kokoschka et surtout
Egon Schiele dont l’art fortement empreint de psychologie et d’érotisme est
rejeté par la société viennoise.
Willy Eisenschitz dans
son atelier affiche
de Koloman Moser
à Vienne à l’âge de 21
ans (1910)
Il n’apprécie pas non plus les admirateurs
de l’ordre ancien, hostiles à toute forme de nouveauté, qui contrôlent
l’enseignement de l’Académie des beaux-arts de Vienne dont Egon Schiele est
renvoyé en 1909. Willy Eisenschitz y est
admis par concours en 1911, mais au bout d’un an d’enseignement, il décide
d’abandonner cette école trop repliée sur l’art du passé.
Les portraits de cette époque, très
classiques par l’utilisation précise des valeurs pour rendre le modelé,
montrent un solide métier, une grande habileté dans le dessin et de bonnes
qualités d’observation.
Peu attiré par l’avant-garde
viennoise, mal à l’aise dans une société bourgeoise rigide en proie à des
contradictions profondes, il s’installe à Paris chez un de ses oncles, grand
amateur d’art et beau-frère par alliance d’Henri Bergson.
Agé de 23 ans, Willy Eisenschitz est
un jeune homme élégant, charmeur, et de tempérament réservé. Il est séduit par
l’effervescence artistique du quartier Montparnasse où le débat animé entre
tradition et modernité attire bon nombre d’artistes étrangers, regroupés bientôt
sous l’appellation d’Ecole de Paris. Comme
l’écrira plus tard Marc Chagall à propos de son arrivée dans la capitale, deux
ans plus tôt: Le soleil de l’art ne
brillait alors qu’à Paris, et il me semblait qu’il n’y avait pas de plus grande
révolution de l’œil que celle que j’ai rencontrée...
Willy Eisenschitz à son
chevalet 1913-1914
Le jeune peintre s’inscrit à l’Académie
libre de
A
Le jeune peintre se trouve ainsi au
contact d’un milieu intellectuel, scientifique et littéraire, bien éloigné de celui
des artistes venus de toute l’Europe qui aiment se retrouver à
A la déclaration de guerre, Willy
Eisenschitz est arrêté alors qu’il tente de rejoindre son pays. Avec d’autres
compatriotes, il est interné à l’Institut Catholique d’Angers où sa femme peut heureusement
le rejoindre.
Claire Bertrand avec son
fils David (Angers 1916)
Comme il en a l’habitude, il dessine
et peint sans cesse tout ce qui l’entoure : sa famille, ses compagnons, la
vie quotidienne. Le jeune peintre succombe au charme de la douce lumière
angevine, chaude et dorée. Pour rendre le modelé, il utilise maintenant des
ombres bleutées et la modulation des couleurs dans des zones bien délimitées comme
on peut le voir dans ce portrait dont l’arrière-plan est orné de motifs décoratifs
rappelant l’art nouveau.
Il peint aussi dans une gamme claire
et lumineuse ce qu’il voit de ses fenêtres, des fleurs et des vues d’Angers, d’une
belle facture impressionniste parfaitement maîtrisée.
Le Lac de Constance 1918
Victime d’une infection pulmonaire
en 1917, il obtient alors l’autorisation d’aller se soigner en Suisse près de
Lucerne et là, il retrouve la beauté et la majesté de paysages semblables à
ceux du Tyrol où il passait ses vacances d’adolescent. Adopté par les artistes
locaux, le jeune peintre, cependant, vit ce séjour forcé comme une rupture avec
ce qui se passe en France. Après sa guérison en 1920, c’est avec beaucoup
d’enthousiasme qu’il retrouve Paris où il habite dans sa belle famille, rue de
Tournon, près de l’église Saint-Sulpice.
Willy Eisenschitz peint des natures
mortes, surtout des vases de fleurs posés sur de belles étoffes décoratives et
Claire lui sert de modèle pour des nus extrêmement sensuels.
Il obtient des commandes de panneaux
décoratifs qu’il traite dans l’esprit de la peinture de l’époque, ce que l’on
appelle la modernité classique,
c'est-à-dire un mélange de tradition et d’avant-garde. En réaction contre les
excès du début du siècle, l’explosion de la couleur avec les peintres fauves et
la destruction des formes par le cubisme, il y a un Retour à l’ordre, c'est-à-dire au dessin et au jeu des valeurs, le
fondement de la grande tradition française comme en témoignent les figures solidement
charpentées de nombreux peintres, dont Picasso et Derain, et les sculptures de
Maillol et de Bourdelle.
Malgré sa participation à quelques
expositions de groupe, Willy Eisenschitz se sent dans une impasse. L’agitation
des milieux artistiques le désoriente et il se rend compte qu’en dépit de sa
dextérité, il n’est qu’un artiste habile comme tant d’autres, sans plus.
Un voyage dans le Midi, durant l’été
1921, lui fait découvrir de nouveaux paysages. Comme nombre de peintres venus
du Nord, Willy Eisenschitz éprouve un choc sensoriel qui bouleverse sa vision.
Menton 1921
Surpris par l’intensité de la
lumière sublimant les couleurs, il tente d’abord de traduire la richesse chromatique
des motifs dans une facture impressionniste, comme le montre cette vue de
Menton. Une accumulation dense de petites touches, de couleurs vives ou douces
suivant la luminosité, dans des tons plus soutenus que ceux de la période
d’Angers, dissimule un jeu serré d’horizontales et de verticales assurant la
stabilité de la composition. Les reflets de la ville sur l’eau évoquent la
manière de Monet à Argenteuil.
Place de village en
Provence 1921
Au contraire, dans cette
représentation d’une place de village animée, le peintre module délicatement
par la couleur de grandes zones pour rendre toutes les nuances de la lumière
tamisée par les feuillages des platanes. Les horizontales et les verticales,
bien apparentes, assurent un sage équilibre du tableau construit sur un dessin précis
et peint dans une gamme de couleurs naturalistes. L’espace, vu d’un point de
vue légèrement dominant, est bien rendu par la perspective géométrique.
C’est dans cette nouvelle manière qu’il
peint ce nu adossé à un coussin rouge écarlate destiné à attirer le regard et
dont la tonalité s’oppose aux teintes délicates de l’ensemble de la composition.
En exprimant dans cette toile toute l’élégance et la sensualité de son modèle,
l’artiste réussit habilement à concilier l’art et la vie.
Au début de 1922, Willy Eisenschitz
est invité à participer au Salon des Indépendants. Ses toiles sont remarquées par les critiques
d’art qui soulignent l’emploi original de la couleur, l’ordonnance de la
composition et surtout, (je cite) …une
force naturelle qui ne s’impose pas à grand fracas mais demeure latente et
profonde comme le muscle sous la peau.
Willy Eisenschitz retrouve dans le
salon de sa belle-mère le milieu intellectuel qu’il a connu avant la guerre. Il
fait le portrait de visiteurs illustres dont:
Pierre Termier
1922
-
le géologue Pierre
Termier, disciple de Marcel Bertrand et membre de l’Académie des Sciences, pour
qui, [je cite] le savant a ici-bas une
fonction tout à fait sublime ; comme le prêtre, comme le poète, comme
l'artiste, il parle au nom de l'Infini ; il rappelle à ses compagnons de
pèlerinage leur destinée éternelle ; il leur montre le but à atteindre qui est
-
-
et le philosophe
spiritualiste Henri Bergson, successeur d’Emile Ollivier à l’Académie Française
et bientôt prix Nobel de littérature. En
s'appuyant sur une bonne connaissance des progrès scientifiques de son temps,
Bergson conçoit la vie comme élan créateur et réhabilite l'intuition en tant
que moyen de connaissance. Dans son portrait, le jeune peintre rend dans
des tons abrupts gris et bruns, par un dessin synthétique, une touche ample, vigoureuse
et expressive, la psychologie et la profonde complexité du modèle derrière le
masque du visage.
Plusieurs voyages en Italie les
années suivantes vont le conforter dans l’abandon des références
impressionnistes et la mise au point d’un style personnel expressif.
Il peint avec émotion les paysages
d’Ombrie et de Toscane dans leur simplicité en utilisant de légers jus mats
posés sur la toile non préparée. Les couleurs nivelées par l’intensité du
soleil sont rendues dans une gamme restreinte et raffinée. Les plages colorées sont
légèrement modulées pour rendre les volumes et souligner l’ondulation des
pentes. Le peintre construit suivant la leçon de Cézanne et non avec le
clair-obscur classique revenu à la mode. La ligne, bien présente, impose un
rythme en dessinant les éléments de la composition, avec une tendance à la stylisation.
Parfois, un graphisme
plus dense souligne librement les bosquets et les restanques, en insistant sur l’échelonnement
des terrasses à l’assaut de pentes dont les sommets masquent le ciel. Au contraire,
dans l’étalement de cette plaine représentée en contrebas, le cerne marqué ou
presque invisible des contours, les taches colorées complémentaires, savamment
disposées, envahissantes ou contenues, naturalistes ou expressives, sont autant
de variations mélodiques à rapprocher de la passion du peintre pour la musique.
Comme le souligne à l’époque un critique d’art, expressionniste à sa manière, il réalise le pays qu’il peint en chacun
des aspects choisis.
Willy Eisenschitz
va patiemment élaborer, durant un demi-siècle, une peinture originale,
protéiforme, dans laquelle son lyrisme naturel reste toujours contenu par une
recherche de formes stables bien définies, un rapport équilibré entre
l’ensemble et les détails, une combinaison harmonieuse du dessin et du coloris.
La célèbre galerie
Berthe Weill lui organise une première exposition personnelle en janvier 1923. Jugeant avec pertinence la manière de travailler et la
personnalité des jeunes artistes, Berthe
Weill a toujours soutenu l’avant-garde depuis
le début du siècle, en particulier les peintres
fauves et Picasso. Elle a récemment défrayé la chronique avec la
fermeture de sa galerie par la police pour atteinte aux bonnes mœurs, lors du
vernissage de peintures de Modigliani en 1917. Dans les années 1920 et 1930,
elle expose souvent Matisse et des jeunes peintres coloristes dont Claire
Bertrand et Willy Eisenschitz.
A la fin de
l’année 1924, des problèmes de santé le contraignent à séjourner dans un
sanatorium de
Paysages de
Rétabli, il décide
de s’installer avec sa famille à Dieulefit en 1925. Dans cette région baignée d’une lumière fine
et claire, sa peinture paysagiste rend avec rigueur et sobriété les villages,
les champs rectangulaires et les reliefs aux formes géométriques. Le dessin est
précis et l’espace amplifié par un horizon affleurant le haut de la toile. Les
coloris sont modulés dans des harmonies de verts neutres ou intenses pour les
prairies, d’ocre et de beige pour les monts et d’or pour les feuillages
d’automne des peupliers qui jalonnent la campagne.
Village de Venterol 1926
A partir de 1926, la peinture de Willy
Eisenschitz devient plus expressive par l’abandon des jus maigres pour des
pâtes épaisses, parfois grassement étalées au couteau. Dans les représentations
des vieux villages et des paysages sévères de la région, les formes simplifiées
sont solidement construites par des touches descriptives empâtées.
Sa compréhension instinctive de la
structure de la nature et de la puissance des masses minérales, certainement
développée au contact des célèbres géologues rencontrés dans la famille de
Claire Bertrand, lui permet de traduire la complexité des reliefs en volumes
simples, énergiques et lisibles. En ne s’attachant ni au pittoresque ni à
l’éphémère, il propose une synthèse originale de sa vision en utilisant toute
la puissance émotive des couleurs.
Les oeuvres de
Willy Eisenschitz sont régulièrement exposées
avec succès à la galerie Berthe Weill et dans d’autres galeries importantes à
Paris. Cela lui permet de faire des séjours fréquents rue de Tournon qui sont
mis à profit pour représenter les rives industrieuses de
Par ce choix
original de motifs austères, sélectionnés avec soin dans la plus belle ville du
monde, le peintre propose, dans une facture proche de l’expressionnisme
ombrageux de Maurice de Vlaminck, des œuvres imprégnées de la poésie de Francis
Carco. Il transpose une part de ses angoisses existentielles exacerbées par ses
problèmes de santé et les difficultés matérielles. En effet, Claire Bertrand et
Willy Eisenschitz, n’ayant pas d’autres revenus que ceux procurés par leur art,
connaissent des périodes difficiles, surtout durant la crise des années 1930,
en dépit de l’aide généreuse de Madame Bertrand.
Chez celle-ci, le
jeune peintre rencontre le poète romancier Pierre Jean Jouve dont il fait le
portrait en 1925.
Cette peinture disparue, connue seulement
par cette photo, montre toute la profonde inquiétude du peintre et de son
modèle. Jouve, alors en pleine crise mystique, va dans les années à venir, divorcer,
renier toute son œuvre passée et tenter de trouver dans l'acte poétique un
fondement religieux, la seule réponse au néant à ses yeux.
Quelques années plus tard, Claire et
Willy font avec Pierre Jean Jouve et sa nouvelle femme, la psychanalyste
Blanche Reverchon, un voyage en Suisse et en Italie.
La pensée de l’écrivain rejoint et
conforte celle du peintre. En cherchant à transformer, suivant ses termes, la matière d'en bas en matière d'en haut, Jouve élève à la dimension
spirituelle les lieux et les êtres.
Paysage de
Cette vision panthéiste renforce
celle que Willy Eisenschitz exprime depuis peu dans sa peinture de paysages. L’observation
attentive des formes du relief, si bien définies par la luminosité méridionale,
lui a révélé que ce n’est pas l’aspect superficiel de la nature qui importe
mais la traduction de cette puissance interne que Cézanne avait découverte en
questionnant sans relâche
En utilisant à sa manière la méthode
patiemment mise au point par le maître d’Aix, Willy Eisenschitz exprime sa
petite sensation par la synthèse des formes et la modulation de la couleur. Il
crée ainsi un monde pictural original, bien éloigné du naturalisme recherché
par les peintres réalistes et impressionnistes. Peu tributaire du motif devenu
simple prétexte à peindre, cette peinture gagne en expression et laisse
transparaître discrètement l’émotion d’un artiste s’interrogeant sur le mystère
du monde en tentant de rendre visible l’invisible.
Paysage autour de
Dieulefit 1928 (Exposé à la galerie Joseph Billiet à
Paris)
Le spectateur qui n’admirerait que
la virtuosité du peintre et sa technique se priverait de l’essentiel, c'est-à-dire
cette part d’intimité proposée en partage. Il faut donc aller au-delà de
l’analyse conventionnelle portant sur le métier, le sens de la mesure, le style,
et regarder autrement, c'est-à-dire ailleurs, au-delà du rationnel et du
visible.
Montagnes grises ou les Marnes noires 1934 (exposé au Salon des Indépendants)
Willy Eisenschitz
est considéré à Paris comme un des meilleurs paysagistes, sans qu’on puisse le
rattacher à un quelconque mouvement. Ses toiles sont acceptées dans tous les
grands Salons parisiens et achetées à plusieurs reprises par l’Etat pour le
musée du Jeu de Paume réservé aux œuvres des artistes contemporains étrangers.
La critique
souligne un nouveau talent et d’élogieux articles paraissent dans la
presse :
-
Robert Rey, conservateur
adjoint du musée du Luxembourg, écrit : Je comprends qu’il ne s’ennuie jamais dans ses tête-à-tête avec les
sites : ils se parlent constamment…
-
un critique d’art trouve
qu’il a un œil subtil, habile à saisir
toutes les correspondances qui font d’une toile de lui une symphonie et
surtout qu’il possède la saveur d’un fruit étranger mûri par le
climat français.
-
le futur académicien Jean-Louis
Vaudoyer, fin connaisseur de la peinture provençale, résume l’évolution du
peintre : Jusqu’à présent, l’art
d’Eisenschitz avait conservé quelque chose de démonstratif ou de documentaire.
Il s’élargit maintenant et ce qui se dégage de ces belles formes, de cette
lumière, c’est une profonde poésie de la nature, qui s’épanche presque
lyriquement.
Pour la scolarité
de leurs enfants, Willy et Claire doivent s’installer près d’une ville
importante. Ils trouvent, en 1927, à
Une amitié
profonde unit rapidement les deux artistes, dont les épouses sont d’excellentes
musiciennes.
Le Parc des Minimes Le Jardin des Minimes (vers
1930)
Willy
Eisenschitz est séduit par ce pays baigné d’une lumière chaude et intense. Au
contact de la nature luxuriante sa palette devient plus éclatante. Comme le
note un de ses amis, ce constructeur de
paysages souvent tragiques a purifié ses couleurs.
Son œuvre est
un hymne à la joie de vivre et un hommage à la beauté de
Il peint
les ports, les calanques brûlées de soleil, les paysages de l’intérieur et les
villages perchés.
Pour rendre les
habitations, en quelque sorte l’âme de ces villages, son souci de synthèse le
pousse à adopter des formes géométriques simplifiées, qualifiées à tort de
cubistes car ces représentations géométriques ordonnées et expressives sont
bien éloignées du cubisme décoratif à la mode.
Face à la
végétation exubérante de la côte encore vierge de toute construction, il répartit
les couleurs comme si l’absence d’éléments géométriques que sont les chemins,
les murets, les villages et leurs clochers, lui offrait soudainement une totale
liberté pour exprimer son lyrisme. Celui-ci reste toutefois maîtrisé, comme
toujours, par une composition parfaitement équilibrée.
Il est fasciné par
le mont Coudon, considéré par Jean-Louis Vaudoyer, au même titre que le Ventoux
et
Il se délasse en
donnant libre cours à sa fantaisie, avec des natures mortes composées de
bouquets de fleurs aux couleurs éclatantes.
48
L’influence de
Cézanne est parfois bien présente, comme l’indique le plan de la table basculé
vers le spectateur dans cette composition aux fruits et au pichet. La plénitude
des formes est rendue par la modulation de la couleur, les contrastes et les
rapports de tons.
Il se révèle
aussi un grand peintre de nus comme le montrent ses nombreuses toiles à la fois
vigoureuses, sensuelles et pudiques, exposées avec succès dans les grands
Salons parisiens.
Des voyages, en Espagne, au Maroc,
en Irlande, lui permettent d’éprouver de nouvelles sensations. En 1929, Claire
et Willy se rendent pour la première fois dans le centre de l’Espagne où ils
découvrent un pays empreint d’une profonde gravité malgré la lumière, une
nature rude et un relief proche de celui de
Les œuvres que
lui inspire ce séjour rencontrent un grand succès à Paris et les critiques
soulignent la maturité de l’artiste et la force de ses peintures. On peut lire
dans la presse : ...De ces paysages se dégagent une poésie
grave, pénétrante, une mélancolie sereine, une vraie tendresse. Il semble que
le peintre, habitué aux joies, aux fêtes de
Même l’acerbe Louis
Vauxcelles, l’auteur de l’appellation Cage
aux fauves pour la salle du Salon d’Automne réservée aux jeunes coloristes
d’avant garde en 1905 et du mot Cubisme
pour le nouveau style de Braque et Picasso en 1908, est admiratif: Une exposition de belle et grave tenue est à
voir… Ce sont des paysages d’une forte concision, dus à Willy Eisenschitz. Je
ne le savais pas de cette classe.
En 1931, une
grave arthrite prive le peintre de l’usage de son bras droit. Pensant être
infirme à jamais, il éduque sa main gauche en pratiquant l’aquarelle.
Il met au point un
style personnel en ajoutant à l’aspect cursif et léger des notations sur le
motif, la densité et la matérialité de la peinture à l’huile. Malgré cela, il
réussit à conserver la fraîcheur, la transparence et la fluidité qui font le
charme de cette technique.
Paysage près de
Paysage près des Minimes,
aquarelle
Au bout de six
mois, le peintre retrouve l’usage de sa main droite, mais il n’abandonne pas
pour autant les aquarelles qui lui permettent d’exprimer plus librement et
rapidement sa sensibilité et ses émotions. Devenues un moyen d’expression à
part entière, elles font l’unanimité de la critique lors de nombreuses expositions.
56
Jean-Louis Vaudoyer
préface ainsi le livret d’une exposition dans la capitale en 1934: Si l’on se rappelle les peintures
volontaires, statiques, et en quelque sorte, cloisonnées qu’Eisenschitz
montrait naguère, on constate, en regardant les aquarelles d’à présent, que la
sensibilité et la volonté ont désormais fait alliance …Loin de contredire
les peintures d’hier, les aquarelles d’aujourd’hui les confirment. Sous la
grâce et la fraîcheur des unes, on reconnaît la force et la solidité des
autres ; et, dans celles-ci comme dans celles-là, se manifeste un
sentiment de la nature à la fois passionné et tranquille qui sait aller plus
loin que les apparences.
Le Pont Marie, aquarelle
A Sanary, où
séjournent de nombreux artistes et écrivains étrangers, le peintre se lie
d’amitié avec Aldous Huxley qui vient de publier Le meilleur des mondes. Celui-ci organise une exposition
d’aquarelles à Londres au cours de laquelle le directeur du British Museum en
achète plusieurs pour ses collections.
En 1935,
Giono déclarera en
1958 : …j’ai depuis longtemps chez
moi un village de Provence peint par Willy Eisenschitz. Le cœur y est exprimé à
un point qu’il m’est possible depuis des années d’entamer à chaque instant un
colloque plein de saveur avec le cœur de ce village.
A cette époque,
Toulon connaît une grande animation artistique et littéraire. On voit parfois
au Café de
Chantier naval à Saint-Tropez vers 1930
Willy Eisenschitz
est régulièrement exposé par Bruno Bassano, un exilé italien qui, avec le
soutien du peintre fauve Othon Friesz, alors installé à Toulon, tente
courageusement de montrer dans sa galerie rue des Tombades, puis rue de
Chabannes, la peinture d’artistes locaux modernes rassemblés sous le vocable de
nouvelle vague toulonnaise.
Outre Willy
Eisenschitz, il y a dans ce groupe, José Mange, l’ami de Cézanne et de Signac,
Henri Olive Tamari dont l’atelier est un lieu animé de rencontres artistiques
et littéraires, le jeune Eugène Baboulène, le Russe Simon Segal…
Les expositions de
la galerie Bassano ne rencontrent pas un grand succès auprès du public
toulonnais encore sous le charme des grands maîtres locaux du XIXe siècle.
Les Iles d’Or
En 1935, Willy
Eisenschitz obtient la nationalité française et désormais, ses œuvres,
régulièrement achetées par l’Etat, entrent au musée du Luxembourg, le musée des
artistes français contemporains, ancêtre de l’actuel Musée National d’Art Moderne.
Les expositions se
succèdent avec succès dans la capitale, dans plusieurs grandes villes de province et à l’étranger. A Paris, il est
récompensé d’une médaille d’or à l’exposition
internationale des Arts et des Techniques dans la vie moderne de 1937.
Suzy Solidor, 1938 (musée de
Cagnes-sur-Mer, fonds Solidor)
Le peintre reçoit
des commandes importantes comme en témoigne ce portrait de Suzy Solidor, la
célèbre chanteuse aux cheveux de lins et
à la voix grave qui charme ses auditoires dans un répertoire réaliste poétique
et dont la chanson à succès Escale,
écrite pour elle par le frère de Francis Carco, est évoquée par la silhouette
d’un voilier sous huniers en arrière plan.
Dans son atelier,
il peint une série de natures mortes et de nus, placés devant des fenêtres
grandes ouvertes sur le jardin des Minimes, qui sont autant d’hymnes à la
joie. Ces peintures du bonheur dégagent
une grande force par l’équilibre des masses, la richesse et l’harmonie des
couleurs, la grande liberté de la touche, ample et déliée.
Après l’armistice,
les voyages à l’étranger étant devenus impossibles, Willy Eisenschitz peint
souvent au Lavandou et dans la presqu’île de Saint-Tropez.
L’Auberge de l’Ancre (Ramatuelle) vers 1942
A l’écart des
événements, absorbé par sa contemplation des paysages lumineux qui s’étendent
des collines des Maures à la côte, le peintre se sent alors parfaitement
heureux, serein, loin de tout souci, hors du temps.
Au cours de l’année
1943, lorsque les Allemands remplacent les Italiens pour l’occupation de
l’ancienne zone libre, Willy Eisenschitz et sa famille vont se réfugier à
Dieulefit où une communauté d’artistes et d’écrivains s’est installée dès 1940.
Paysage autour de Dieulefit
Il y a son ami
Pierre Jean Jouve, le philosophe Emmanuel Mounier, fondateur de la revue
Esprit, le grand poète chrétien de
Paysage autour de Dieulefit (signé Eisenschitz-Villiers) Pierre Emmanuel
Willy Eisenschitz se
cache sous le nom de Villiers dans un cabanon à l’écart. Il peint les rudes
paysages de cette Drôme qu’il connaît bien dans des tonalités sourdes. Ses toiles
décrivent des prairies plantées de nombreux peupliers s’élançant vers un ciel caché
par d’imposantes chaînes de monts corrodés, autant d’espaces clos, fragiles et
menacés.
Pour vivre, il fait
aussi de nombreux portraits empreints de gravité. Les personnages sont secrets,
méditatifs, et les enfants semblent découvrir la fragilité de l’univers des
adultes. Toutes ces peintures expriment son inquiétude et montrent une émotion
difficilement contenue.
Après la guerre, Willy
Eisenschitz se sent responsable de ne pas avoir su persuader son fils, entré
dans la résistance, de le rejoindre à Dieulefit, ce qui lui aurait évité d’être
déporté et de disparaître dans un camp. Ce drame provoque chez lui une grande
détresse, aggravée par les bouleversements importants de l’après-guerre et les
nouvelles menaces de conflit.
Sans tomber dans
les outrances du misérabilisme adopté par la plupart des artistes figuratifs de
l’époque pour témoigner de l’inquiétude ambiante, Willy Eisenschitz livre son
désespoir dans des paysages solidement charpentés, vides et désolés, aux arbres
morts et aux montagnes pelées, peints dans une gamme de tons austères.
Ces représentations
d’une nature sévère, où la trace humaine ne subsiste que sous forme de modestes
bâtisses isolées, sont intemporelles, puissantes, sans concession. Il s’en
dégage une grande désespérance, une impression d’immobilisme, un profond silence
propice à la méditation.
Le peintre se
trouve alors confronté à une situation matérielle difficile, car les galeries
qui l’exposaient à Paris ont disparu ou se sont tournées vers d’autres formes
d’art sous l’influence de l’expressionnisme abstrait de l’Ecole de New York.
Même si l’Etat lui
achète encore des oeuvres, si de grands marchands comme Durand-Ruel lui organisent
des expositions, si des amis le soutiennent en lui faisant des achats, il doit
trouver de nouveaux débouchés pour vivre. Claire et Willy vont alors mener une
vie très active, partagée entre leur travail et leur participation aux
nombreuses expositions régionales.
En 1952, le couple
découvre l’île d’Ibiza, alors préservée du tourisme de masse, sur laquelle il
va revenir chaque année passer un mois.
Plus encore qu’en
Espagne continentale, un monde inchangé, rude, dépendant d’une terre brûlée par
le soleil et de la mer qui l’entoure, s’offre à lui.
aquarelles d’Ibiza
Willy Eisenschitz
utilise avec talent la grande liberté que permet la technique de l’aquarelle
pour restituer toute son émotion devant les paysages fascinants de l’intérieur
de l’île, aux maisons blanches nichées contre la pente des collines. La
spontanéité et la sensibilité se conjuguent pour donner une grande force
d’expression à ces travaux utilisés ensuite pour peindre aux Minimes de grandes
toiles fortement colorées. A la différence des aquarelles, les huiles ont une
certaine opacité due au travail d’une pâte grasse, généreusement répandue en
larges surfaces de tonalités égales.
A Paris, Willy Eisenschitz
renoue pour un temps avec le succès lors d’expositions au cours de laquelle
l’Etat et de grands collectionneurs américains lui achètent des œuvres.
Claire et Willy
se rendent régulièrement dans
Les peintures de
Willy montrent une grande rigueur de composition obtenue en géométrisant une
terre maigre, aride et desséchée, jalonnée de cyprès noirs, un équilibre des
masses et une subtile harmonie des tons pour rendre les reliefs.
En 1957, le musée
d’art de la ville de Toulon organise la première rétrospective importante et le
livret d’exposition est préfacé par le poète André Salmon. Dans
Un voyage au
Soudan d’environ un mois en 1959 entraîne une nouvelle évolution stylistique.
Devant ce pays aux formes douces, aux arbres desséchés, Willy Eisenschitz est
saisi d’un grand enthousiasme.
La boucle du Niger à Mopti Les Hauts-plateaux
Les vibrations de
la lumière, la chaleur écrasante, les vastes étendues d’eau de la grande boucle
du Niger, dans la région de Mopti, réfléchissant les teintes du ciel, et, la
fluidité mouvante des herbages des hauts plateaux, surprennent le peintre. Si, dans
certaines œuvres, la facture paraît plus lâche et les masses moins cernées, la
pâte brossée largement recouvre en fait un dessin toujours aussi précis bien
qu’invisible, véritable ossature de la composition.
L’Etat achète une
peinture lors d’une exposition de ces œuvres africaines à la galerie Vendôme à
Paris. A cette occasion, Pierre Jean Jouve livre ses impressions lors d’une
émission radio : …l’expression a
subi une abstraction certaine conférant une force que rien ne faisait prévoir.
La terre sauvage a crée un artiste fruste, à sa manière visionnaire, qui
s’absorbe dans le mystère d’une terre, et nous le fait profondément ressentir…
Au cours des
années 60, Willy et Claire vont souvent en Camargue et dans le Languedoc à la
découverte de nouveaux paysages. Ils en rapportent une quantité de croquis, de
pastels et d’aquarelles, notations directes face à la nature utilisées ensuite dans
le calme de l’atelier des Minimes pour réaliser de belles huiles harmonieuses.
Les taches de
couleurs savamment imbriquées reflètent le chromatisme de la végétation
exubérante et si au premier abord ces peintures paraissent moins structurées et
ordonnées, parfois proches de l’abstraction, c'est-à-dire un simple agencement
harmonieux de formes et de couleurs, elles sont toujours soigneusement
composées.
Willy Eisenschitz est reconnu comme
un peintre du Midi, un visionnaire de l’espace au coloris subtil, un artiste
sensible dont l’œuvre est empreint d’une poésie étrange.
A partir de 1961, il participe régulièrement
aux Salons de l’Académie du Var.
On peut lire dans
l’hebdomadaire Arts: Héritier de la tradition cézannienne, Willy
Eisenschitz a le souci d’une construction rigoureuse qui n’exclut pas les élans
de la sensibilité. Ses toiles possèdent une sobriété qui contient un lyrisme
intérieur…
Après le décès de Claire Bertrand en
1969, Willy Eisenschitz s’installe à Paris. Atteint depuis quelques années
d’une forme atténuée de la maladie de Parkinson, il parvient cependant, par une
grande concentration, à dominer les tremblements de ses mains lorsqu’il dessine
ou peint, mais ses forces déclinent et sa vue faiblit.
Le besoin de retrouver la lumière
provençale se fait bientôt sentir. Il fait alors plusieurs séjours dans le
petit port des Goudes, près de la cité phocéenne, à l’extrémité du massif de
Marseilleveyre, le Tyrol auprès de la mer, comme il se plaît à le dire.
De retour rue de Tournon, ses
pastels et aquarelles, notations plus émotionnelles que descriptives, lui
permettent de peindre d’une manière ample et souple, avec une matière épaisse,
des toiles aux formes épurées, sans détails superflus. Il montre les imposantes
masses calcaires qui tombent dans
Une grande harmonie dans la
répartition des masses et des coloris préserve l’unité et l’équilibre de
peintures qui, au premier abord, donnent une impression d’imprécis ou
d’inachevé.
Devant ces paysages de pierre,
façonnés par l’érosion et recouverts d’une végétation maigre, bordant une mer bleue
intense souvent rudoyée par le Mistral, et sous un ciel rongé de lumière, il se
sent libéré et serein.
Arrivé au terme de sa carrière,
l’artiste accompli et reconnu, interroge une dernière fois cette nature qui lui
a prodigué tant de joie et qu’il a su si bien transposer.
L’unité entre son espace intérieur
et l’univers, dévoilée dans cette œuvre ultime livrée en toute humilité, est l’aboutissement
du dialogue passionné entre le mystère de la nature et son inquiétude profonde,
commencé à Vienne au début du siècle.
Artiste réfléchi, mesuré, mais aussi
visionnaire et mystique, peintre de l’âme des paysages, peintre du bonheur et
de l’angoisse, Willy Eisenschitz a cherché à mettre en lumière dans son oeuvre
l’aspect caché de la nature.
Plus proche du cœur de la création
qu’il n’est habituel et cependant en deçà de son souhait, il a toujours désiré
que chacun de ses tableaux soit une sensation éternisée, une émotion proposée
en partage au spectateur.
Après sa mort, le 8 juillet 1974, les
ateliers de la rue de Tournon et des Minimes sont dispersés et de nombreuses
études et œuvres inachevées se sont alors retrouvées sur le marché, donnant au
public non averti une idée faussée de son talent.
Un hommage rendu à Claire Bertrand
et Willy Eisenschitz au musée d’art de Toulon en 1977, une belle exposition en
Autriche en 1999, et une grande rétrospective au musée d’art de Toulon durant
l’été 2001, ont permis de replacer à sa juste place l’œuvre de cet artiste,
d’origine étrangère, qui a choisi de vivre ici et de faire partie de notre
compagnie.
L’intérêt que lui portent de
nombreux collectionneurs depuis quelques années a contribué à faire de Willy
Eisenschitz un artiste important et recherché sur la scène artistique
internationale.
Jean Perreau